L'homme
du nihil trouve que l'aphoriste roumain Émile Cioran écrit un peu comme
quelqu'un qui aurait un révérence parler manche à balai dans le
révérence parler trou de balle.
En
ce monde, il n'y a pas plus d'amour que de beurre au prose. Alors
arrêtez vos conneries, bon Dieu ! « Tes dents sont comme des perles et
tes yeux sont le miroir de l'éternité. » Je t'en foutrai du miroir de
l'éternité, moi. Pauvre con !
« Ce
monde est une grosse tourte de m... », est-il dit dans le Ginza, texte
gnostique d'une secte mandéenne de Mésopotamie. — S'en souvenir toutes
les fois qu'on se demande s'il n'y aurait pas « comme une odeur ».
Si
la « réalité empirique » était une vieille rombière, usurière de
surcroît, l'homme du nihil aurait à son égard des tentations à la
Raskolnikov. À vrai dire, il en a, mais il est trop lâche pour les
mettre à exécution (et il faudrait se procurer une hache, etc).
« Je
n'y suis pour personne », disent, dans les films, les hommes d'affaires à
leur secrétaire. — « Moi non plus », soupire l'homme du nihil, prenant
soudain conscience de l'exorbitante solitude où l'a entraîné sa
misanthropie.
Vivre
est une humiliation ininterrompue — à cause de la malédiction d'être « comme ci et comme ça » et d'en avoir conscience à chaque instant. Être « décédé » n'est sans doute pas jojo non plus, mais cela semble a priori
moins humiliant (à vérifier).
À
ceux qui ont le sentiment — hautement « malaisant » — qu'ils vont
clamecer sans même avoir vécu, Gragerfis recommande de lire du Fernando
Pessoa ou du Luc Pulflop « histoire de se sentir moins seuls ». Il dit
aussi qu'il ne faut pas se tracasser, car quoi qu'on ait fait de sa vie,
on meurt toujours sans avoir vécu.
En
1910, le philosophe Henri Bergson s'aperçoit qu'il ne peut pas en même
temps se curer les doigts de pied — à Poughkeepsie ou ailleurs — et
jouer au billard avec Edmond Husserl. Il définit alors l'action « une
hécatombe de possibles ». Mais en réalité, c'est l'être qu'il aurait dû
dire. Car on extermine aussi une infinité de possibles en restant
allongé dans son lit ou assis sur une chaise de jardin. Qu'on agisse ou
non, on n'y coupe pas. Cela est-il vrai ?
La
vie serait à peu près supportable si l'on n'était pas obligé d'aller
faire les commissions de temps en temps (la petite, la grosse et celles
pour la bouffetance). On n'aurait plus besoin de sortir de son lit et on
pourrait dormir... dormir...
Les
gens qui ont des « centres d'intérêt » sont insupportables. Ils veulent
vous obliger à partager leurs marottes alors que l'on dépense déjà toute
son énergie à résister à la « réalité empirique » qui cherche par tous
les moyens à vous rendre maboule. Aux chiottes, les « centres d'intérêt » !
Du balai !
En
2007, des chercheurs de l'Université de Bordeaux ont montré que la
mélancolie possède un pouvoir d'addiction plus élevé que la cocaïne.
Dans leurs expériences, des rats avaient le choix entre les œuvres
complètes de Leopardi et des doses croissantes de cocaïne. Sur cent rats
testés, quatre-vingt-quatorze ont choisi de dévorer les écrits du bossu
de Recanati (que certains voient comme un précurseur de
l'existentialisme) plutôt que de se « bourrer le pif » pour voir « la vie
en beau ».
« L'enfer,
c'est les autres », a dit le pénible Jean-Paul Sartre. Et de fait,
l'infernal croque-mitaine lévinassien — le fameux « autrui » —, par sa
manie scrutatrice, transforme l'homme du nihil en une chose, en un
vulgaire « objet dans le monde » ! Le salop !
Toutes
les questions importantes (sur le sens de la vie, l'immortalité de
l'âme, la temporalité du temps, etc.) sont évidemment des questions sans
réponse. Mais les « celles et ceux » qui ne se les posent pas sont des
gougnafiers et mériteraient bien d'être traités de « glaïeuls ».
Tout
être humain est, par sa simple présence, une source permanente de
soucis et d'inquiétudes. Comme disait Goethe, chaque individu est, pour
la personne auprès de laquelle il vit assez longtemps, un démon (ein
Dämon) ou pis encore, un « mange-merde » (ein Scheißefresser). Et quand
l'individu en question appartient au « beau sexe », alors là...
Il
est notoire que tout ce qui grouille provoque le dégoût ; or la vie est
pratiquement synonyme de grouillement (le cytoplasme, les
mitochondries, les colonies de souriceaux) ; il est donc logique que la
vie, en tout lieu et à toute heure, suscite une intense envie de vomir.
S'il
est vrai, comme le prétend Gragerfis, que pour construire sa coquille,
une huître doit faire passer dans son corps environ cinquante mille fois
son poids d'eau de mer, alors il est évident qu'il n'y a rien à
attendre d'un tel monde, qu'il ne reste plus qu'à se pendre.
Il
faut beaucoup de doigté et d'humilité pour être malade correctement.
Des qualités dont est dépourvu l'homme du nihil, hélas — qui doit donc
se résigner à être malade incorrectement.
Il
est sacrilège de se manifester puisque c'est, dans tous les cas, une
forme d'impudence à l'égard du pachynihil. Mais ceux — par exemple les « artistes » — qui se manifestent afin d'attirer l'attention de l'« autrui » du philosophe Levinas... ceux-là sont vraiment pitoyables et
mériteraient d'être fessés.
Le
véritable nihilique n'agit jamais en fonction d'une « vision du monde ».
Il sait trop d'où procèdent les « visions du monde » : des niveaux d'iode,
de fer, de cuivre, de zinc, de sélénium, de chrome et de molybdène dans
l'organisme. S'il doit absolument agir — mais il s'en dispense autant
que possible —, son seul guide est l'ironie.
L'homme
du nihil trouve qu'il est obscène de s'adonner à la lecture en public.
Selon lui, quelqu'un qui se montre lisant est presque aussi impudique
que quelqu'un qui s'affiche mangeant.
De
nombreux indices — qu'il serait fastidieux d'énumérer ici —
montrent que la « production de concept » n'est rien autre chose qu'une
maladie de l'esprit. Wittgenstein semblait d'ailleurs penser de même. Il
ne le dit pas de façon aussi explicite, mais on sent bien qu'il ne
faudrait pas le pousser beaucoup.
Dans
la littérature comme dans la vie, on trouve peu de caractères à la fois
aussi nihiliques et aussi sympathiques que le « greffe » Bébert de
Louis-Ferdinand Céline. Honneur à ce vaillant champion du pachynihil !
Honneur au chat Bébert !