L'abbé
Protiste du Voyage au bout de la nuit a quelque chose de tératogène, de
sordide et de boueusement mortel (comme les véreuses pensées qui
brisent aujourd'hui nos résistances et broient l'effort des justes et
des sages).
Dans
sa Critique de la Raison dialectique, le pénible Jean-Paul Sartre
accuse le sous-sol de Budapest d'être contre-révolutionnaire parce qu'il
ne se prête pas à la construction du métro souhaité par le dirigeant
communiste Mátyás Rákosi. Pour l'homme du nihil, c'est la « réalité
empirique » tout entière qui est contre-révolutionnaire — ou encore pis : « caguante ». Elle ne le laisse rien faire, ni métro ni foutre ni
branle. Elle le brime à chaque instant !
Peut-on
souffrir autrement qu'en vain et mal à propos ? Notons au passage qu'il
n'est nul besoin d'être roumain pour cela (pour douiller inutilement et
mal à propos) — même si c'est certainement un « plus ».
Les
hommes se partagent en deux catégories : ceux qui, leur vie durant,
anxieusement, fébrilement, cherchent le sens du vocable reginglette, et
ceux qui s'en fichent comme de leur première chemise (et qui souvent
n'ont même jamais entendu parler de ce mot).
« Il
n'y a pas à tortiller, j'ai véritablement un Moi. Je l'ai aperçu dans
une glace à la Samaritaine. Après cela, on n'a plus qu'à se jeter dans
un égout. » (Stylus Gragerfis, Journal d'un cénobite mondain)
Tous
les grands sages, de Siddhartha Gautama à André Comte-Sponville en
passant par Pyrrhon et Schopenhauer, ont souligné l'importance de ne
compter que sur soi-même et de se contenter de ce qu'on a, même si « ça
ne casse pas des briques ». On peut synthétiser leurs réflexions dans la
règle suivante : « Ne cherche pas dans les autres ce que tu ne trouves
pas en toi-même — fût-ce une “mijole” ou des “biberons Robert”. Il
t'en cuirait — et pas qu'un peu, même. »
Puisque — censément — la vie est espoir et la mort est oubli, on peut dire
sans exagérer que le taupicide est le plus court chemin pour passer de
l'espoir à l'oubli.
Comme
le Mômo, l'homme du nihil a la sensation d'avoir été envoûté. Sinon,
comment expliquer que la « réalité empirique » lui donne une telle
impression de cauchemar ? Aurait-il été marabouté par quelque Professeur
Boubacar ou Diakité ? Et si oui, pourquoi ?
Le
compositeur allemand Jean-Sébastien Bach peut être considéré comme un
précurseur de l'homme du nihil. Primo, il a composé une cantate
intitulée Ich habe genug — titre que l'on pourrait traduire par : « J'en ai assez et plus qu'assez du fétide et rébarbatif réel » ; deuzio,
cette cantate se termine par l'aria Ich freue mich auf meinen Tod, ce
qui, traduit de l'allemand, donne : « D'avance, je me réjouis de ma mort
par ingestion de taupicide ».
L'homme
du nihil a un flair de pointer pour déceler le bluff en toute chose.
C'est pour cela — entre autres — que les personnes du sexe ne le
supportent pas. Le bluff est pour elles comme l'eau pour le « poiscaille » : un élément vital — et gare à celui qui ose le dénoncer.
L'homme
du nihil trouve que l'aphoriste roumain Émile Cioran écrit un peu comme
quelqu'un qui aurait un révérence parler manche à balai dans le
révérence parler trou de balle.
En
ce monde, il n'y a pas plus d'amour que de beurre au prose. Alors
arrêtez vos conneries, bon Dieu ! « Tes dents sont comme des perles et
tes yeux sont le miroir de l'éternité. » Je t'en foutrai du miroir de
l'éternité, moi. Pauvre con !
« Ce
monde est une grosse tourte de m... », est-il dit dans le Ginza, texte
gnostique d'une secte mandéenne de Mésopotamie. — S'en souvenir toutes
les fois qu'on se demande s'il n'y aurait pas « comme une odeur ».
Si
la « réalité empirique » était une vieille rombière, usurière de
surcroît, l'homme du nihil aurait à son égard des tentations à la
Raskolnikov. À vrai dire, il en a, mais il est trop lâche pour les
mettre à exécution (et il faudrait se procurer une hache, etc).
« Je
n'y suis pour personne », disent, dans les films, les hommes d'affaires à
leur secrétaire. — « Moi non plus », soupire l'homme du nihil, prenant
soudain conscience de l'exorbitante solitude où l'a entraîné sa
misanthropie.
Vivre
est une humiliation ininterrompue — à cause de la malédiction d'être « comme ci et comme ça » et d'en avoir conscience à chaque instant. Être « décédé » n'est sans doute pas jojo non plus, mais cela semble a priori
moins humiliant (à vérifier).
À
ceux qui ont le sentiment — hautement « malaisant » — qu'ils vont
clamecer sans même avoir vécu, Gragerfis recommande de lire du Fernando
Pessoa ou du Luc Pulflop « histoire de se sentir moins seuls ». Il dit
aussi qu'il ne faut pas se tracasser, car quoi qu'on ait fait de sa vie,
on meurt toujours sans avoir vécu.
En
1910, le philosophe Henri Bergson s'aperçoit qu'il ne peut pas en même
temps se curer les doigts de pied — à Poughkeepsie ou ailleurs — et
jouer au billard avec Edmond Husserl. Il définit alors l'action « une
hécatombe de possibles ». Mais en réalité, c'est l'être qu'il aurait dû
dire. Car on extermine aussi une infinité de possibles en restant
allongé dans son lit ou assis sur une chaise de jardin. Qu'on agisse ou
non, on n'y coupe pas. Cela est-il vrai ?
La
vie serait à peu près supportable si l'on n'était pas obligé d'aller
faire les commissions de temps en temps (la petite, la grosse et celles
pour la bouffetance). On n'aurait plus besoin de sortir de son lit et on
pourrait dormir... dormir...
Les
gens qui ont des « centres d'intérêt » sont insupportables. Ils veulent
vous obliger à partager leurs marottes alors que l'on dépense déjà toute
son énergie à résister à la « réalité empirique » qui cherche par tous
les moyens à vous rendre maboule. Aux chiottes, les « centres d'intérêt » !
Du balai !
En
2007, des chercheurs de l'Université de Bordeaux ont montré que la
mélancolie possède un pouvoir d'addiction plus élevé que la cocaïne.
Dans leurs expériences, des rats avaient le choix entre les œuvres
complètes de Leopardi et des doses croissantes de cocaïne. Sur cent rats
testés, quatre-vingt-quatorze ont choisi de dévorer les écrits du bossu
de Recanati (que certains voient comme un précurseur de
l'existentialisme) plutôt que de se « bourrer le pif » pour voir « la vie
en beau ».