Le
temps passe, la vie s'écoule. On effectue des recherches minéralogiques
et cristallographiques. On se consacre à des études pétrographiques sur
les roches massives, les roches éruptives et les terrains
cristallophylliens. On s'occupe de géologie régionale dans les Alpes,
les Pyrénées, la Corse et l'Afrique du Nord. On réunit diverses
observations tectoniques sur ces régions montagneuses, et on en déduit
des conclusions générales intéressant l'orogenèse, c'est-à-dire l'étude
des dislocations de l'écorce terrestre. Mais pour passionnante qu'elle
soit, l'orogenèse échoue à détourner l'esprit de ce point fixe : le
suicide, et arrive un moment où il faut passer à l'action. Adieu
orogenèse ! Adieu Bourboule aimée, dont la tête hardie défie les
hauteurs des cieux ! Adieu philosophie marcellienne !
L'idée
du Rien, dans sa pureté originelle, est amphibologique. Peut-être pas
autant que le fameux « Que vêt parmi l'exil inutile le Cygne » de
Mallarmé, mais tout de même, elle est entachée d'une certaine ambiguïté
et ce n'est que dans l'homicide de soi-même qu'elle acquiert la netteté
de l'œuvre d'art.
Il
n'y a pas que l'huître, il y a aussi le pétoncle, pour incarner une
opiniâtre idée du bon goût (c'est-à-dire pour refléter le Rien). En
fait, tous les mollusques marins bivalves ont quelque chose de nihilique — à l'exception peut-être de la moule, trop solidement ancrée dans la
réalité empirique par son faisceau de filaments appelé byssus.
Quand
votre vie a été dévastée de fond en comble par une bourrelle, que vous
vous sentez abandonné de Dieu et des hommes, et que vous souffrez de
surcroît d'un cruel panaris, vous n'avez plus le choix qu'entre
contempler la bouche d'un revolver et pleurer devant un sanctuaire
presque incongru en forme d'omphalos.
Cracher
sur le monde est à la portée du premier venu. Mais pour avoir quelque
efficacité, le crachat doit être une véritable quintessence du jet. Et
seul le nihilique est maître dans cet art.
La
métempsychose et la résurrection seraient des mythes consolants si la
vie avait un goût de revenez-y. Mais au contraire, elle a un goût atroce
d'empyreume (causé par une certaine quantité de lie qui s'est attachée
aux parois intérieures de l'alambic, et qui a été en partie décomposée
par le calorique).
Le
monstre bipède croit à la causalité, à la gravitation, à l'évolution,
aux atomes, au libre arbitre, à l'année de naissance de Blek le Roc
(1954), au progrès, à la Révolution française, mais il ne croit pas au
pachynihil. Pourquoi ? Tout simplement parce que, contrairement au
nihilique, il n'est pas habité par un sentiment catastrophique de la
vie.
On
aimerait s'épancher au seuil d'un seul vocable, dont tout le reste
découlerait. Mais comment le trouver, ce vocable ? Une chose est sûre,
il ne s'agit ni de reginglette, ni de lagéniforme, ni de zingibéracé,
mots thaumaturgiques mais à partir desquels il paraît impossible
d'opérer une déduction logique et systématique du réel. Alors ? Alors il
faut chercher, encore et toujours... Et si nécessaire, on essaiera
aussi les paires de mots (xéranthème xénotropique, etc.).
Les
expériences faites par la commission ont montré que la brosse de
chiendent employée seule ne suffit pas toujours pour nettoyer la purée
mentale qui glisse sur nos os. Quand cette purée est trop collante, trop
gluante, il faut recourir à l'expédient suprême : l'homicide de
soi-même.
On
voudrait mordre les fruits mûrs de l'existence, mais le « prisme » —
ainsi que le béhavioriste Burrhus Frederic Skinner appelle la réalité
empirique — n'est pas un endroit où festoyer (il est trop fétide). Il
n'y a donc pas le choix, il faut festoyer hors du prisme. Seulement
voilà : la perspective de festoyer dans le pachynihil engendre une
angoisse sourde, antagoniste à l'idée même de festoiement. On ne
festoiera donc nulle part, mais ce n'est pas très grave car des études
récentes ont montré que les fruits mûrs de l'existence étaient vénéneux — alors...
Les
gens célèbres — même médiocrement — sont tous morts. Mais la
plupart d'entre eux ne s'en rendent pas compte. On ne les rencontre pas
dans les cimetières, ils sont plutôt du genre à hanter les coquetèles.
Ils écrivent des livres, ils peignent des tableaux de peinture, ils
composent des pièces pour récitant, orchestre et bande magnétique, mais
ils sont bel et bien morts, secs, poussiéreux, hallucinés et
fantomatiques. Ce sont des reliques inertes.
Le
nihilique n'est pas un penseur et ne prétend pas au titre de
philosophe. Dans sa cervelle sacculiforme, seule palpite l'idée du vide,
unique affaire de tout anachorète digne de ce nom.
Le
nihilique est un vrai diable à quatre : détruire le comble, dilacérer
lui est familier. Et ce ne sont pas les outils qui lui manquent pour
opérer son carnage. La nature ne fourmille-t-elle pas d'armes parfaites ?
Par exemple le mangonneau ? Cette forme médiévale de l'onagre qui
permet de lancer des projectiles contre les murs des châteaux forts ?
Au
début, on joue avec l'idée du Rien, elle n'est qu'une hypothèse
séduisante et quelque peu baroque. Mais le pachynihil est une plante
vivace, et on se retrouve bientôt la carcasse emprisonnée dans le
convolvulus du nihilisme le plus radical. C'est déjà « malaisant », mais
il y a encore la gêne causée par les moucherons : car comme le liseron,
l'idée du Rien attire les syrphes.
Quand
le nihilique touille le vin, le rhum, la cassonade, le poivre et la
cannelle dans le bol à punch, il est inexorable : rien ne peut s'opposer
à la lustrale giration de sa cuiller. Il faut dire que pour lui,
s'enivrer est chose sérieuse. En se « beurrant la tartine », il entend
célébrer la volonté du Rien par la crémation rituelle du Tout. Il espère
trouver dans le vin « l'énergie causale ». Mais jusqu'à présent, il a
fait chou blanc. Chaque fois, à l'issue de son ivresse, le Tout était
toujours là, et il n'avait tiré de sa soûlographie qu'un intense « mal
aux cheveux ».
Toute
l'astuce de la paronomase est d'employer dans une même phrase des mots
dont le son est à peu près semblable, mais le sens différent. Des
exemples classiques sont : « À bon chat bon rat » et « Qui vole un œuf vole
un bœuf ». On le remarque : comme la femme mais sur un plan purement
sonore, la paronomase est chevillée dans l'artifice.
Le
nihilique suit le conseil de Plotin et chemine « seul vers le seul ». Le
monstre bipède, au contraire, va en groupe vers le multiple (il aime les
voyages organisés). De plus, à la différence du nihilique, il est « motorisé ».
Si
on était poëte, on se risquerait peut-être à définir l'idée du Rien « un
périscope livide qui perce la surface de l'orbe glaiseux ». Quitte à
passer pour un olibrius.
À celui
qui est affligé d'une conception funèbre de l'existence, on ne saurait
trop conseiller de contempler en imagination des wagons chargés de
troncs d'arbres, de pierres, de sel et de pétrole. Ces faits bruts mais
tellement objectifs lui feront oublier illico presto ses malheurs
personnels. Ou alors, c'est vraiment à désespérer.
Chaque
fois que vous êtes abattu en raison de la tristesse de la condition
humaine, essayez d'oublier votre propre personne. Essayez de regarder la
vie comme si vous n'existiez pas. C'est un exercice très difficile, car
il faut éviter à la fois une synthèse abstraite et la réédition d'un
point de vue personnel. Mais pas de panique. Si vous n'y arrivez pas,
avalez du taupicide, et alors, vous n'existerez réellement plus !
« Les
années commençant à s'accumuler, j'ai peur de n'avoir bientôt plus le
choix qu'entre : 1) être calvitié ; 2) être canitié ; 3) être mort. —
Je choisis d'avance la troisième solution. » (Stylus Gragerfis, Journal
d'un cénobite mondain)
C'est
par peur, oui, par peur, que l'homme s'est enduit de la crème fongible
d'une connaissance factice. Par peur, vous m'entendez !? — Oh, et puis
merde.
Si
l'ineffable homme des cavernes n'avait pas commis l'erreur de se mettre
à « penser », on n'aurait pas eu à subir, quelques millions d'années plus
tard, de brillants « penseurs » tels que l'affreux Derrida, on n'aurait
pas assisté à une telle « hémorragie névrotique du sens ». On en serait
toujours à s'empiffrer de baies et à se la couler douce sans se poser de « questions existentielles ». Oh, bon Dieu !... Bon Dieu de néandertal !
Célébrons,
oui, soyons festifs en diable et célébrons le prime événement de la
naissance, auquel nous devons de si exaltantes expériences : le
désespoir et la triste solitude.