Bien
que la réalité empirique soit assez vaste, on finit par en faire le
tour. L'impression qu'on en retire est que rien ne tient le coup. On est
dégoûté de ce bazar et on voudrait tout envoyer au diable : les
divinités pisciformes, les intestins purulents et jusqu'aux fastidieuses
paraboles de Kafka.
« Les
vivants, en effet, savent qu'ils mourront ; mais les Belges ne savent
rien, et il n'y a pour eux plus de boudin, puisque leur mémoire est
oubliée. » (Ecclésiaste, 9:5,6)
Fatigué
de tout et du reste, on attend la mort mais elle ne vient pas. La
drôlesse n'est pas une bonite zélée. S'il fallait la comparer à un
animal, ce serait plutôt le vil dingo.
Un
quidam que tout excède, auquel la réalité empirique « tape sur le
système », un tel quidam ne peut exercer aucun métier. La seule carrière
qu'il peut embrasser est celle qui consiste à passer ses journées ivre
mort. Mais ce n'est guère rémunérateur, oh non.
Quand
on nourrit une passion pour la lenteur et qu'on adhère en sus à une
morale de l'inconfort, on est comme qui dirait condamné à traverser
l'existence à dos d'âne ou de mulet.
Si
la vie n'était qu'une singalette d'impondérables ! Mais elle est aussi
une mangrove poisseuse pleine de bambous géants, de diptérocarpacées, et
de ces dendrocnides urticants qui vous piquent le fiak.
La
vie a ses charmes, il serait stupide de le nier, mais ces charmes sont
traîtres comme les vasières qui menacent le chasseur au pédalo sur la
baie d'Arcachon. Attention aux stases des plaisirs périphériques !
Elle
n'est pas enviable, la vie du nihilique. Il n'a pas de sol sous ses
pieds et se promène, comme Pascal, un gouffre en bandoulière. La réalité
empirique l'écrase comme ferait un quinze-tonnes phrastique. Il vit
dans l'angoisse. Chacune de ses inspirations et de ses expirations est
un appel au secours.
On
croit avoir tout prévu, s'être garé de tous les côtés, et voilà qu'un
enfoiré de pigecaille défèque sur votre véhicule. La vie est une
singalette d'impondérables.
Pris
dans les circonvolutions plastiques du temps, l'homme se sent un pétale
superfétatoire accroché à la tige d'une scabieuse géante comme on en
voit sur les terres patagones, du côté d'El Calafate.
La
vie, il ne faut pas trop compter dessus pour se réchauffer les boyaux.
Ce n'est pas une vertigineuse soupe de cresson mais un colin froid comme
le marbre, à la limite de l'immangeable.
Pourquoi
la mort est-elle si injustement dépréciée ? Nul doute que si Durrell
pouvait encore parler, il dirait qu'il se sent dans le néant mille fois
mieux qu'à Sommières.
Un
jour que Simone Boué avait préparé une tarte aux poireaux, Émile Cioran
se permit de prendre du « rab » (s'il faut en croire le professeur Basile
Munteanu).
Hideux
aspect ; orgueil ravalé ; mort douloureuse ; souhaiterait rencontrer
célibataire, veuve ou divorcée, trente à quarante ans, situation en
rapport.
Pour
se pénétrer de son propre néant — et plus généralement du néant de
toute chose —, il n'est que de contempler pendant un quart d'heure la
goutte d'eau ventripotente ou la crevette jubilante. Cette méthode,
simple et peu onéreuse, est recommandée par le poëte Lucain (qui se
suicida à vingt-cinq ans sur l'ordre de Néron).
Au
premier rang des calamités qui empoisonnent la créature, il y a l'être
(le fait d'exister) — cet être que certains, avertis du mal à venir,
décrivent comme un scrofuleux sépulcre.
L'émeu
noir, quel modèle pour le nihilique ! Il n'a produit aucune œuvre, n'a
peint nul tableau de peinture, n'a pas composé la moindre sonate. Il a
disparu sans laisser de trace. Il n'en existe qu'un exemplaire
naturalisé, conservé au Muséum national d'histoire naturelle de Paris.
La
vie et la mort ne correspondent presque jamais à nos attentes. On forme
le rêve kilométrique d'une mort rapide (comme Roger Nimier) et on se
retrouve à exécuter un silencieux solo de hanneton (comme Émile Cioran).
Les
ascètes hindous n'ont pas attendu Freud pour pratiquer la dissection et
l'autopsie du Moi. Le tranquille fakir, astucieusement citronné tel un
carpaccio de chou-rave, est un grand navigateur de l'inconscient.
Depuis
que cette babache d'Adam a goûté au fruit de l'arbre de la
connaissance, la déchéance de l'homme n'a fait qu'empirer. La déroute du « monstre bipède » est si complète, elle est d'une ampleur si majestueuse
qu'on peine à se la figurer. D'après certains analystes, elle s'étend
au moins jusqu'à Lancaster (Minnesota).
Comme
l'a expérimenté à son corps défendant le « Grandiloque des Carpates », la
démence sénile a quand même ceci de bon qu'elle transmue en un
somptueux désert d'impassibilité l'écœurement d'avoir été.
Le
nihilique n'a pas la benoîte berlue de prendre le néant pour l'être ni,
comme font Maritain et d'autres amis de la sagesse, de confondre les
steppes velues du Grand Tout avec « le réel ».