C'est
le soir. Dans la taverne enfumée, Blanchot joue à la bataille avec
Klossowski, tandis que Bataille joue aux petits chevaux avec Louis-René
des Forêts, Michel Leiris et Gaëtan Picon. On dirait du Le Nain.
Si
vous voulez être un paria, dites du mal de René Char. Traitez-le de
baudruche, évoquez sa ressemblance intellectuelle avec un pot de pisse,
et vous ne pourrez plus acheter une boule de campagne au Fournil du
Léguer ou dans tout autre boulangerie sans vous faire mal regarder. Tant
l'homme est un loup pour l'homme. Tant les fausses valeurs ont la vie
dure.
Gérard
de Nerval fut trouvé pendu, le 26 janvier 1855, rue de la
Vieille-Lanterne à Paris. Fragilité psychologique ? Problème de
cohabitation avec une belle-mère envahissante ? Fatigue d'entendre citer
à la télévision la phrase « Il faut que tout change pour que rien ne
change » ? Peut-on jamais savoir avec certitude ce qui pousse un homme à
se pendre aux barreaux d'une grille d'égout ?
Ils
renoncèrent à l'estourbir après qu'il leur eut dit : « Je suis
solipsiste, alors attention : cela aurait pour vous des conséquences
fâcheuses, mes amis. »
Puisque
la « réalité empirique » ressemble au cauchemar d'un fou, dire qu'on est
solipsiste revient à dire qu'on est tordu. Heureusement, on ne le dit
qu'à soi-même (ce qui fait qu'il y a moins de gênance).
« Dadaïste,
ami de Drieu la Rochelle, je me suis suicidé d'une balle dans le cœur
le 6 novembre 1929 dans la maison du docteur Le Savoureux à
Châtenay-Malabry. Je suis ?... Je suis ?...
— La mer Noire ?
— Eh non. La bonne réponse était Jacques Rigaut. »
Ce
qui serait peut-être pas mal, ce serait d'être immortel, mais de
pouvoir quand même mettre fin à ses jours à tout moment en appuyant sur
un bitoniau.
Chaque
fois qu'il voyage en autocar, le nihilique appréhende de voir les
autres voyageurs se mettre à chanter Un régiment de fromages blancs.
Bien qu'il se flatte d'être stoïque, ce chant le plonge toujours dans
une profonde mélancolie, car il lui rappelle qu'il est seul ; seul dans
un monde de gros débiles.
Si
c'est pour avoir les jetons et être horrifié, ce n'est pas la peine
d'aller voir Freddy les griffes de la nuit, il n'y a qu'à ouvrir un
livre d'histoire. Car il en a fait de belles, le monstre bipède.
Question d'être un fidgarce, il se pose là.
Ce
n'est qu'une fois qu'ils sont morts qu'on peut prendre les gens au
sérieux. Ils n'ont plus de ridicules ni de manies horripilantes. La
bêtise les a quittés. Si ça se trouve, on pourrait enfin se dire les
choses et peut-être s'entendre, mais...
En
général, les vivants essaient de ne pas trop puer et cachent tant bien
que mal leur squelette, mais les morts n'ont plus cet élémentaire
respect humain. Ils se lâchent. Bien sûr, ce n'est pas ragoûtant, mais
qui pourrait leur en vouloir ? La puanteur, le squelette, c'est la
vérité de l'être, comme dirait Heidegger.
Dostoïevski
n'était peut-être pas très « fute-fute », mais il a compris une chose qui
a complètement échappé à Kant et à Hegel : la Raison n'est pas « fun ».
Quand
on se trouve entraîné à discuter de littérature, on s'aperçoit vite que
chacun croit avoir lu le fin du fin en fait d'auteurs. Pourtant, en
creusant un peu, on constate qu'en réalité, neuf fois sur dix, les gens
n'ont lu que des auteurs de révérence parler merde. Et l'on se prend de
tendresse pour les bougres qui avouent ne lire que l'almanach, « pour
savoir quand il y a de la lune et quand il n'y en a pas ».
La
plupart de ceux qu'on appelle aujourd'hui des écrivains se sont montrés
assez malins pour faire croire au vulgum pecus qu'ils l'étaient, mais
ça s'arrête là.
On
dit que les mourants voient défiler devant leurs yeux leur vie entière.
Dans le cas du nihilique, ça risque d'être ennuyeux et répétitif, sauf
s'ils ne projettent que les épisodes méritant le nom d'événement (auquel
cas ça va aller très vite).
C'est
terrible à dire, mais dans ce monde de néant, on ne peut faire fond sur
rien. Rien. Queutchi. Peau de révérence parler zobe. Pas même sur le
Rien, qui après tout n'est qu'une hypothèse.
Être
né dans le sillon Sambre-et-Meuse ; aimer les berouettes rouillées ;
avoir servi six ans un fameux médecin et avoir su dans son jeune âge son
rudiment par cœur ; et cætera.
Schopenhauer
n'était pas fan du comput de l'Écriture. Il préférait le comput hindou
(qui fixe le temps raisonnable d'une vie humaine à cent ans et non à
soixante-dix).
Albert
Camus dit qu'il n'y a qu'un problème philosophique vraiment sérieux,
c'est le suicide ; que répondre à la question fondamentale de la
philosophie, c'est juger si la vie vaut ou ne vaut pas la peine d'être
vécue. All right, mais il y a une autre question, peut-être plus
fondamentale encore mais dont il ne dit mot, celle de savoir ce qu'on a
fait au bon Dieu pour qu'il nous inflige le ridicule d'avoir un Moi.
Si
le véritable but de la philosophie est de se préparer à mourir, alors
la seule philosophie qui vaille est celle qui vous persuade que vous
n'êtes ni plus ni moins qu'un ver de terre. Les vers de terre meurent
facilement. Ils n'ont pas de « pensées élevées », à la différence d'un
Georges Perros ou d'un René Char.
Vivre
est une expérience solitaire, un peu comme de traverser les steppes
d'Asie centrale de Borodine ou de passer une nuit sur le mont Chauve de
Moussorgski — moins les bestioles qui vous piquent le fiak, encore que
même ça ce ne soit pas garanti.
Il
est dur de faire semblant d'aimer quelque chose — les tableaux de
peinture, la salsa, le compositeur Dietrich Buxtehude, n'importe —,
alors qu'en fait on ne peut rien blairer et que l'univers entier vous
sort par les trous de nez. Seulement voilà, dès qu'on a le moindre
contact avec des bipèdes, on y est pratiquement obligé, sinon ils jasent
et vous appellent aigri. Alors va pour la salsa, puisqu'il le faut. Ou
plutôt non : va pour Buxtehude.
Quand
on y regarde de près, il apparaît que le poëte Yves (de) Bonnefoy ne
l'était pas tant que ça. Ainsi, quand il définit la poésie « une
articulation entre une existence et une parole », il ment, et de façon un
peu trop visible.
Tous
les écrivains sans exception sont des pots de pisse, mais les plus
pot-de-pissesques de tous, ce sont les « écrivains voyageurs ». Et encore
pis : les « poëtes voyageurs ». Ceux-là, réellement, ils nous courroucent
au plus haut degré.
Les
vrais durs ne voyagent pas. Le voyage, c'est pour les révérence parler
tapettes. Il n'y a rien d'intéressant à voir, de toute façon. Le monde
est guez. Comme dirait le bistrotier Palivec, « autant vaut la merde ».