On
peut vivre comme un ascète sans pour autant rechercher Dieu, la pureté
ou ce genre de chose. Ça peut se faire juste comme ça, par dégoût. Mais
attention de s'accorder quand même quelques « petits verres », hein ?
Sinon on risque, par ennui, de se mettre à rechercher Dieu, la pureté,
etc., et là ça pourrait devenir franchement « malaisant ».
Quelle
que soit l'idée qu'on se fait de la vie, elle se termine de la même
façon. Alors à quoi bon se faire une « idée de la vie » ? Autant vaudrait
manger de la révérence parler merde.
Comment
les gens font-ils pour « fraterniser » ? Mais peut-être qu'ils ne « fraternisent » pas réellement ? Peut-être qu'ils font seulement « jore » ?... C'est ça ! Ils font « jore » ! Ah, les salops !
Les
choses importantes, on n'en parle que de manière indirecte. Quand on a
du tact, c'est-à-dire. Quand on n'est pas un « Grandiloque des Carpates ».
Mais à vrai dire, quand on habite « sur les cimes du désespoir », le
mieux est encore de se taire.
Il
y a des gens, ils ont beau faire, la solitude leur colle à la peau. Ce
n'est pas tellement qu'ils l'aiment. C'est plutôt elle qui les aime (la
garce). Heureusement, il leur reste la ressource de lire du Henri
Michaux (ou du Luc Pulflop, ou tout autre auteur de cet acabit) pour
oublier que, comme le pauvre « Rémi Sans Famille », ils n'ont pas d'amis.
Le
linguiste Chomsky pense que si tout à coup le mot panaris n'existait
plus, il y aurait peut-être encore, ici ou là, des gens souffrant d'un
panaris, mais ils n'y feraient pas attention ou à peine.
Un
jour, le dramaturge Samuel Beckett dit à son ami le « négateur
universel » Émile Cioran : « Alors Mimile, il paraît que toi aussi tu te
souviens des jours anciens et tu pleures ? » Cioran, horriblement gêné,
ne sut que répondre et s'esquiva en faisant « jore » que Simone Boué
l'avait appelé dans la cuisine pour goûter la soupe.
Dans
cette vie, nous voyons les choses « de façon obscure et comme dans un
miroir ». C'est saint Paul qui l'a dit — et il avait le nez creux pour
ce genre de choses.
À
force de pressurer son cerveau, l'homme du nihil est enfin parvenu à
définir la vérité, répondant ainsi à la fameuse question de Pilate. La
vérité, c'est tout simplement « ce qui vous fout dedans ».
À
la question de Pilate « Qu'est-ce que la vérité ? », on ne peut donner
qu'une réponse arbitraire, par exemple « une brioche » ou « un héron
frénétique ».
Là
où il n'y avait rien, il y a soudain quelque chose. Pas grand chose :
une ébauche, un simple germe. Et il va morfler, le « germe ». Car il est
long à traverser, le désert de Gobi de l'existence. Et on n'y rigole pas
tous les jours. Mais c'est comme tout. Oui, c'est comme tout.
Ce
qui différencie fondamentalement l'homme du nihil du monstre bipède est
que ce dernier ne se demande jamais ce qu'il fait là. Son existence lui
semble aller de soi, il s'ébroue dans l'être avec volupté, il est
partout chez lui, le salop !
Chacun
s'affiche, chacun fait la promotion éhontée de son Moi, chacun essaie
de placer sa marchandise, si avariée soit-elle. Le seul à n'avoir rien à
vendre, c'est l'homme du nihil. Tout au contraire, il cherche le
silence et l'horreur des ténèbres. Oui : comme les chats de Baudelaire !
L'homme
du nihil ne pense pas qu'il y ait plaisir plus complet — si l'on
excepte la dissolution du Moi dans le Grand Indéfini d'Anaximandre —
que d'assister à la déconfiture d'une bourrelle qui vous a trahi avec un
garagiste de La Bourboule (Puy-de-Dôme). Mais il est réaliste et se
rend compte que ça n'arrive presque jamais, la vie étant, comme on le
sait, « une grosse tourte de m... ».
Il
semble que sur le tard, et bien qu'il se proclamât le plus grand
sceptique de tous les temps, Cioran ait fini par croire à l'existence du
monde et à la sienne propre. Ainsi, en avril 1969, dans une lettre à
Marceline Desbordes-Valmore, il confesse sa manie de « ressasser
l'inconcevable fait d'exister ». Il est donc lui aussi tombé dans le
panneau !
Persévérer
dans l'être, c'est la facilité des lourdauds, des esprits pesants. De
fait, les Allemands ne commettent presque jamais l'homicide de soi-même.
Une exception : Kleist.
Pour
conjurer le chaos et dompter « l'imbécile rébellion des choses », on n'a
rien fait de mieux que le vocable reginglette. Mais pour qu'il montre
son efficace, vu l'obtuse résistance du « fétide et rébarbatif réel », il
faut le répéter un grand nombre de fois — en soi-même si l'on ne veut
pas passer pour « bizarre ».
Non
seulement on n'est pas sincère quand on soutient que manger des « choux-fleurs à la merdre » est préférable à être, mais on n'est pas
logique non plus, car pour manger des « choux-fleurs à la merdre », il
faut d'abord être.
Être
est à la portée de tout le monde. Ne pas être est déjà plus difficile.
Mais passer sans cesse de l'un à l'autre comme fait l'homme du nihil,
voilà le véritable « grand art ».
Si
l'on excepte le subterfuge quelque peu ridicule de la « moumoute » ainsi
que les fastidieux « implants capillaires », il n'y a contre l'alopécie
qu'un moyen de défense connu : l'homicide de soi-même.
On
se lasse de tout, même de médire du réel — surtout quand on constate
que ça ne lui fait ni chaud ni froid. Mais on continue quand même, « parce qu'il le vaut bien » — et que ça soulage un tant soit peu.
Malgré
son bon vouloir et son désir de libérer son âme, par le moksha, du
cycle des renaissances, il fut impossible à l'homme du nihil d'adhérer à
une doctrine comportant des divinités au nom aussi absurdement
grotesque que Prajapati.
Chaque
fois qu'il exprime en public son sentiment de l'existence, l'homme du
nihil passe pour un monstre ou un « azimuté » et fait le vide autour de
lui. Mais il s'en moque, et même, selon ses propres termes, il s'en « tamponne le coquillard ». Si ces affreux en valaient la peine, il
pourrait leur dire, citant Fu Shan : « Plutôt que d'être habile,
gracieux, léger et convenu, je préfère être gauche, déplaisant, décousu,
mais vrai. »