Est-il
vrai que Hugo avait l'entrain de Javert ? Il faudrait pouvoir le
demander à Juliette Drouet. Quant à ceux qui prétendent que Flaubert n'a
jamais été sosie d'Homais, on aimerait savoir d'où ils le tiennent.
Comment en être sûr ? C'est impossible !
Les
Incas pratiquaient les sacrifices humains alors qu'Émile Cioran,
pourtant un misanthrope renforcé, prônait un rapport plus apaisé, moins
sévère à Viracocha. Il n'exterminait ses semblables qu'en paroles.
Dans
la réalité empirique, il y a plusieurs sortes de chaque chose. L'étant
existant — le fameux « Dasein » des existentialistes — est donc obligé
de faire des choix à tout instant, par exemple quand il doit « meubler
son intérieur ». Comme on sait, choisir est extraordinairement
compromettant, c'est pourquoi il préférerait qu'il n'y ait qu'une seule
sorte de tout.
Dans
la Bible, Simon dit Pierre est pittoresque et entreprenant, il est
l'incarnation du « gars sûr » — tandis que Judas symbolise les garagistes de La Bourboule.
On
peut se coller un couvercle de bocal de cornichons entre la lèvre
inférieure et la gencive autant qu'on veut, on n'aura jamais l'air aussi
con que le vrai « cacique Raoni ». C'est comme ça, la vie. Rien ne
marche. On essaie de bien faire et on se fait rabrouer.
Admirer
quelque chose ou quelqu'un, c'est admirer du toc, de la camelote, de la
quincaille. Car tout est faux, dans ce « monde de néant ». Comme dirait
le bistrotier Palivec, « autant vaut la merde ».
Le
véritable « cabossé de la vie » passe inaperçu, y compris à lui-même.
Dans sa naïveté, il ne sait pas qu'il est un « cabossé de la vie ». Le
faux, au contraire, porte un petit chapeau et chante d'une voix éraillée
en s'accompagnant au piano. Toutes ses mélopées disent en fait la même
chose : « Regardez comme je suis cabossé ! Je suis un cabossé de la vie ! » Et ça paye. Le faux cabossé roule carrosse pendant que le vrai va à
pied ou à mobylette. Il y a de quoi être dégoûté.
« Levez-vous
vite, oranges du marchand, qui devez emporter René dans les espaces
d'une autre vie ! » Ainsi disant, Crevel marchait à grands pas, tel un
prophète hébreu.
Impressionniste
et hirsute, le peintre Claude Monet a réalisé près de trois cents
tableaux de peinture représentant des nymphéas (des nénuphars) quand un
seul aurait largement suffi. Pourquoi il l'a fait, difficile à dire,
mais une chose est sûre : s'il voulait nous faire chier avec ses
nymphéas, c'est réussi.
L'épouse
de Saint-John Perse ne pouvait plus supporter que son mari s'efforçât
de concilier les avancées de la modernité rimbaldienne et mallarméenne
avec les sources les plus archaïques de la parole poétique. Elle lui
disait : « Saint-John, ça ne peut pas continuer comme ça. » Elle était à
deux doigts de retourner chez sa mère.
Il
y a des gensses — des disciples de Protagoras ou de Marsile Ficin ? — qui veulent mettre l'humain au centre du monde, il paraît. S'ils
réussissent, ça va être beau. Au centre du monde ! L'humain ! Ce pou !
La
femme ne conçoit pas qu'on puisse souhaiter passer sa vie au lit à
rêvasser. Elle veut « faire des choses ». Elle veut « visiter des sites ».
C'est insupportable. On dirait qu'elle n'a pas d'âme. Weininger avait
raison.
Après
toutes ces années passées en tête-à-tête avec le Moi, on ne peut plus
le voir en peinture. On aimerait le fuir aussi loin que possible.
Peut-être dans les Vosges ? Peut-être à Saint-Dié ? Ça doit être pas
mal, Saint-Dié ? Ou peut-être Remiremont ?
Parmi
les choses les plus hideuses fabriquées par le monstre bipède figurent
les constructions du Corbusier. La chapelle Notre-Dame du Haut à
Ronchamp — Ronchamp ! — est d'une laideur quasi surnaturelle. Quand
on voit ça, on est obligé d'exalter prodigieusement son dynamisme
fluidique, parce que sinon...
Drôle
de destin, que d'être fait d'atomes s'enchaînant les uns aux autres par
des liaisons covalentes ! On est comme qui dirait un « composé
organique ». Comme tel, on n'a pas d'avenir. On se sent, tel le dronte,
promis à l'extinction. Il aurait mieux valu être une pierre dure
rotacée, on n'aurait pas eu tous ces soucis.
Il
n'y a que dans les journaux que les gens s'éteignent. Dans la réalité,
ils clamecent et c'est beaucoup moins jojo. « Untel s'est éteint »,
peut-on lire. Ou encore : « Untel a disparu. » Il a disparu ? Comment ça,
il a disparu ? On ne disparaît pas comme ça ! — mais il faut croire
que si.
Si
quelqu'un vous demande : « Comment c'est, Dostoïevski ? », vous devez lui
répondre : « Le maître russe a pénétré plus avant que personne dans les
labyrinthes de l'âme slave. » C'est une solution JEUNE et qui marche
pratiquement à tous les coups.
Le
nom Urba-Gracco nous fait penser à la fois à Kafka — l'inventeur du
chasseur Gracchus dont la barque est mue par « un vent qui souffle dans
les plus profondes régions de la mort » — et à un mainate.
Flaubert
ne pouvait pas sacquer Casimir Delavigne. Il l'appelait « un médiocre
monsieur » et le tenait pour un opportuniste, un lèche-cul et un sucepin
(hypopitys monotropa).
« Je
cherche à comprendre. » Peut-on sérieusement soutenir, comme l'a fait le
sinistre Miteux, que « chacun répète en soi-même jusqu'à la fin » ces
derniers mots du grand savant Jacques Monod ? C'est invraisemblable. À
l'évidence, il y a des gens pour qui la compréhension, c'est comme la
philosophie de Maritain, ils n'en ont rien à foutre. C'est une notion
inconnue dans leur « quartchier ».
L'étant
existant est un être-pour-la-mort, comme l'a bien vu Heidegger. Depuis
le jour de sa naissance, il a rendez-vous avec la mort. Il ne peut pas
se permettre d'être en retard, car il s'exposerait à des pénalités.
Cependant, il n'y a pas à tortiller, il doit d'abord passer chez
Jéricho. Et il a beau savoir que Jéricho sert illico, il n'est pas
tranquille.
Il
y a des femmes qu'on aimerait connaître au sens biblique : celles qui
ont un beau « fondement de l'historialité du Dasein ». D'autres qu'on
préférerait connaître au sens talmudique : celles qui sont dotées
d'affriolants « biberons Robert ». Et puis il y a les autres, celles qu'on
n'a pas envie de connaître du tout.
Claudel
ne voulait pas paraître débraillé, même quand il allait aux ouataires. « Les doubles-vécés ! Redressons-nous et rectifions notre tenue avant de
pénétrer dans cette froide et solennelle enceinte », écrit-il dans son
Journal (p. 737).
À
dénoncer le mensonge des autres, on en oublierait presque le sien
propre. Mais il faut avouer que... la vérité sur soi-même... il y a de
quoi avoir les jetons. En s'examinant d'un peu près, ne risque-t-on pas
de découvrir que soi aussi on fait « jore » ? Il ne manquerait plus que
ça. Mais « jore » de quoi ? D'être con ?
À
quelqu'un qui lui demandait une définition de la poésie, Marcel Béalu
donna un jour cette réponse : « La fleur qui tremble sur le visage de
l'insaisissable. » Il faisait drôlement « jore », le copain ! Il était
incapable de parler autrement que « poétique » !