Rien n'est
jamais assez beau pour le monstre bipède. Il en veut toujours plus. Un
proverbe géorgien dit qu'on donna des yeux à un aveugle, et que ce
dernier se mit aussitôt à réclamer des sourcils. L'histoire est
peut-être apocryphe, ce sidi.
Cioran
achetant une cuillère en bois dans un grand magasin ; Cioran à la
recherche de deux robinets « vieux modèle, hélas » sur le boulevard
Richard-Lenoir ; Cioran se disputant avec un commerçant à propos d'une
bouteille de butane ; Cioran se coinçant le pouce dans une portière de
voiture : ce sont là des moments cruciaux de la légende, et chacun
restera à jamais gravé dans les mémoires.
Les auteurs
du « théâtre de l'absurde », les Ionesco, les Beckett et autres Adamov ont
fait fausse route. Leur absurde est trop fabriqué — trop... théâtral,
justement. Le véritable absurde se trouve dans un carré de romsteak.
Posé dans votre assiette, là, devant vous.
Il est
aujourd'hui considéré comme très probable que le mathématicien Georg
Cantor souffrait d'un trouble bipolaire. Lors de ses phases de
dépression, il s'adonnait à la scarification et allait jusqu'à
s'infliger des coupures de Dedekind !
Héraclite
tenait l'harmonie invisible pour plus importante que la visible. C'est
pourquoi il s'efforçait toujours d'assortir la couleur de son slip à
celle de son maillot de corps.
« Le monde est
indépendant de ma volonté », a dit Ludwig Wittgenstein. Et c'est aussi
ce que la plupart des gens pensent — que le monde est indépendant de la
volonté de Ludwig Wittgenstein. Mais si c'est lui, il en a fait de
belles.
Faut-il,
comme le suggère Guégan (dans son livre Le Cuisinier français, Paris,
1934), couper en morceaux la langouste vivante et la faire revenir à
rouge vif dans un poêlon de terre avec un quart de beurre très frais ?
Ou vaudrait-il pas mieux... se pendre ?
La certitude
qu'un objet ou un phénomène existe était pour le philosophe Ludwig
Wittgenstein ce que le lundi au soleil était pour le chanteur Claude
François : une chose qu'on n'aura jamais.
Dans un de
ses dialogues avec Osvaldo Ferrari, Jorge Luis Borges indique avoir fait
la connaissance de Güiraldes par l'intermédiaire de Brandán Caraffa. Ce
nom d'abord ne nous dit rien, mais en cherchant un peu, on découvre
qu'il s'agit d'un poëte ultraïste dont le patronyme évoque un pichet ou
même un broc.
Paul Celan :
Décapé par la brise irradiante de ton langage, tout au fond de la
crevasse des temps, près de la glace alvéolaire, attend, cristal de
souffle, ton irrévocable témoignage.
Rochard père : Où tu dis qu'il attend, le petit fidgarce ? Près de la glace alvéolaire ?
Féru de « connaissance par les gouffres », le poëte Henri Michaux avait pris
l'habitude de plonger son Moi tout entier et tout nu dans une cuve
pleine d'oignons et de jaborandis.
La plupart
des gens vivent comme si les choses étaient permanentes mais elles ne le
sont pas. Elles changent ; elles disparaissent. C'est ce qu'on appelle
l'impermanence des choses. Quand monsieur tout-le-monde prend finalement
conscience de cet état de fait, il est abasourdi. Il n'aurait jamais
cru qu'on pût lui faire un coup pareil. Mais si !
Blaise Pascal
dit que la nature est « une sphère infinie dont le centre, comme
Pierre-Antoine Cousteau et Lucien Rebatet, est partout ; la
circonférence nulle part ».
Dans le
recueil de poëmes de Tulio Herrera intitulé Se hâter plus tôt, il manque
des mots. Le résultat est qu'on ne comprend rien. On a dépensé de la
bonne argent et on ne comprend rien. Salops de poëtes.
Comme le
poëte dadaïste Georges Ribemont-Dessaignes, se retirer près d'Antibes à
la fin de la guerre. Comme lui, mourir à Saint-Jeannet le 9 juillet
1974.
De façon
assez étonnante, Henri Michaux était attaché à son Moi. Il faisait corps
avec lui. Il ne remettait pas en cause son existence. Et Cioran ?
Cioran aussi. Il n'y a qu'à le lire pour s'en rendre compte : je, je,
je... C'est désespérant. On voudrait n'être jamais venu au monde.
Parce que le
monstre bipède possède des bras et des jambes, il croit qu'il est voué à
agir. Mais il se trompe. Il est voué à souffrir de diverses maladies, à
mener une existence faite d'ennuyeuse monotonie, de paroles superflues
et de solitude ; enfin à devenir un vieux jeton et à clamecer. S'il
pouvait comprendre cela, l'envie d'agir lui passerait. Ou bien ?
Le monstre
bipède est une vraie chochotte. Au moindre pet de travers, il saute dans
un pousse-pousse et : « Chez Fan Se-Yeng ! Rue du Sage Immense ! Et
vivement ! »