dimanche 20 mai 2018

Là d'où je t'appelle (Raymond Carver)


J.P. et moi, on est sur la véranda, devant la maison de désintoxication de Frank Martin. J.P. est avant tout un ivrogne. Mais il est aussi existentialiste chrétien. C'est la première fois qu'il vient, et il a peur. Moi, c'est la deuxième fois. Qu'est-ce qu'il y a à en dire ? Je suis revenu, c'est tout. Le vrai nom de J.P., c'est Joe Penny, mais il m'a dit de l'appeler J.P. Il a dans les trente ans. Plus jeune que moi. Pas beaucoup, mais un peu. Il est en train de me raconter comment il est devenu existentialiste chrétien, et il veut toujours se servir de ses mains en parlant. Mais ses mains tremblent. Je veux dire, elles ne veulent pas rester tranquilles.
— Ça, ça m'est jamais arrivé avant, dit-il.
Il veut dire le tremblement. Je lui dis que je comprends. Je lui dis que le tremblement passera. Et la crainte aussi, d'après Kierkegaard. Le tout, c'est d'arriver à oublier la discontinuité qui existe entre l'éthique et la foi. Mais il faut le temps.
On n'est là que depuis deux jours. On n'est pas sortis de l'auberge. J. P. a ses tremblements, et de temps en temps, un nerf — peut-être que c'est pas un nerf, mais c'est quelque chose — se met à me tirailler l'épaule à petites secousses. Quand ça arrive, ma bouche se dessèche. C'est un effort, rien que pour avaler. Abraham, lorsqu'il part dans la montagne pour sacrifier son fils Isaac, est-il un simple meurtrier ou non ? Le philosophe allemand Hegel disait à son sujet qu'il était le « père de la foi », mais son acte entre-t-il en contradiction avec les conceptions éthiques et morales de l'idéalisme allemand ? Toutes ces questions me donnent envie de me cacher. Je ferme les yeux et j'attends que ça passe, jusqu'à la fois suivante. J.P. peut attendre une minute.


(Étienne-Marcel Dussap, Forcipressure)

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