« Quand j'entends le mot vivre, je sors mon revolver ou du poison. » (Luc Pulflop)
vendredi 24 août 2018
Un ethnologue aux cabinets
L'homme déféquant n'a rien d'un physicien ou d'un philosophe kantien ; il sait s'adapter aux rigueurs de la matière et à l'encombrement des corps, amortissant d'un mouvement du poignet l'élan d'une porte que lui renvoie sans ménagement un édicule déjeté, exerçant des abdominaux une insistante pression sur la masse inerte d'un virtuel « cigare japonais » qui prend à la corde son dernier virage, maniant sans trembler le feuillet lustral après s'être extirpé d'un coup de rein de l'incommode trône porcelainé.
(Raymond Doppelchor, Océanographie du Rien)
Remords
L'homme du nihil est, par excellence, l'homme de la nostalgie, de la mémoire. Et il n'y a pas de nostalgie sans un zeste de remords, ce terreau privilégié de l'homicide de soi-même. Ce n'est pas avec notre bonne conscience que nous combinons un suicide réussi, mais avec nos hontes, nos regrets, nos gâchis irréparables, nos blessures béantes qu'aucun épulotique, hormis le taupicide, ne saurait cicatriser.
(Johannes Zimmerschmühl, Pensées rancies et cramoisies)
Yoko-geri
Dans un épisode mouvementé de L'Île Noire, Wronzoff, le complice du satanique docteur Müller, applique une clé de jambe à Tintin en lui disant, manière de le faire bisquer : « Ça, c'est du jiu-jitsu, mon petit ami ! » Tintin réplique alors par un yoko-geri : « Et ça, c'est de la savate ! »
Rappelons que le yoko-geri est l'un des coups les plus puissants des arts martiaux. Le témoignage du champion de karaté Joe Lewis le confirme : « Le side-kick est un coup mortel ! » Le principe est de s'efforcer de traverser la cible comme si l'on voulait que la jambe entre dans le corps de l'adversaire.
Le sinistre Wronzoff échappe à l'anéantissement, mais cette rencontre aura sur Tintin un impact considérable. Chez lui, la mort, qui jusque là n'était que le ferment d'un trouble nihilisme destructeur et d'un attrait morbide pour la souffrance, se voit rehaussée au rang d'idéal, de suprême geste de domination, de puissance et de liberté. Chaque épisode de ses aventures sera dorénavant un pas supplémentaire dans son approche définitive du néant.
(Hermann von Trobben, Le Monocle du colonel Sponsz)
jeudi 23 août 2018
Haeccéité
Tout ce qui est, est d'une certaine façon. Le ridicule de cela.
(Luc Pulflop, Prière d'incinérer. Dégoût)
Axiome lacanien
Il est notoire que « ce qui est forclos du symbolique resurgit dans le réel ». Et quelle meilleure illustration de cet axiome que le déboulé du « Suisse » hors du proverbial « boyau culier » ?
(Raymond Doppelchor, Océanographie du Rien)
Visqueux froid
L'esprit méthodique et clair des Grecs n'a jamais pu exercer la plus légère influence sur l'imagination débordante et sans méthode de l'homme du nihil d'où surgissent incessamment des poulpes, des béryx, des poissons-vipères, des baudroies, « tout un bestiaire enfin qu'on jurerait sorti de la cervelle d'un noyé ».
(Robert Férillet, Nostalgie de l'infundibuliforme)
Robustesse psychique de l'habile physicien
« En compulsant les registres de l'hospice des aliénés de Bicêtre, on trouve inscrits beaucoup de prêtres et de moines, ainsi que des gens de la campagne égarés par un tableau effrayant de l'avenir ; plusieurs artistes, peintres, sculpteurs ou musiciens ; quelques versificateurs extasiés de leurs productions, un assez grand nombre d'avocats et de procureurs ; mais on n'y remarque aucun des hommes qui exercent habituellement leurs facultés intellectuelles ; point de naturaliste, point de physicien habile, point de chimiste, à plus forte raison point de géomètre. » (Ph. Pinel, Traité médico-philosophique sur l'aliénation mentale, Brosson, Paris, 1809)
(Marcel Banquine, Exercices de lypémanie)
Rencontre avec Lacan
En 1955, Heidegger est invité en France par Maurice de Gandillac et Jean Beaufret, pour donner une conférence à Cerisy. Il séjourne chez Jacques Lacan qui s'attache à l'ontologue comme une sangsue, espérant par là obtenir un certain crédit intellectuel auprès du vulgum pecus. Mais quand Lacan, pour faire l'intéressant, lui dit que « ce qui est forclos du symbolique resurgit dans le réel », Heidegger ne peut rétorquer que « Was ? »
(Jean-René Vif, Scènes de la vie de Heidegger)
Idéalisme allemand
On prétend — mais cela est-il vrai ? — que le philosophe Johann Gottlieb Fichte, pour donner plus de force à sa voix, allait sur le bord de la mer, dans les temps que les flots étaient le plus violemment agités, et y prononçait des harangues. Il fit plus, il s'enfermait des mois entiers dans un cabinet souterrain situé dans les environs d'Iéna, se faisant raser la moitié de la tête pour se mettre hors d'état de sortir. Ayant ainsi perfectionné sa voix, il étudia les règles du geste, et s'exerça devant un miroir, jusqu'à ce qu'il eût acquis l'air et les manières d'un parfait malotru. Il était prêt à rédiger les Principes de la doctrine de la science.
(Raymond Doppelchor, Océanographie du Rien)
Limite monotone
Le théorème de la limite monotone est un théorème d'analyse selon lequel les suites monotones possèdent une limite. Ce résultat permet de comprendre pourquoi certaines personnes, plutôt que d'abréger la suite monotone de leurs jours en ingérant du taupicide, préfèrent « attendre que ça passe ».
(Włodzisław Szczur, Mathématique du néant)
Hommage à Alphonse Despines
Il y a bien des façons d'occuper sa vie. On peut, comme l'homme du nihil, « ronger par la racine l'ancolie du doute » et réfléchir incessamment à la meilleure façon de se détruire. On peut aussi collecter des chansons et des noëls en patois savoyard. Tout n'est-il pas louable, en un sens ?
Quoi qu'il en soit, un des plus beaux éloges funèbres de la langue française est, dans son laconisme véridique, celui qu'écrivit en 1877 le philologue Aimé Constantin pour rendre hommage à son collègue Alphonse Despines. Le mal — l'obsession des noëls en patois savoyards —, sa nature, son intensité, tout y est resserré avec une force et un bonheur d'expression suprêmes : « Je considère comme un devoir, avant d'entrer en matière, de rendre hommage au talent et au patriotisme de cet infatigable travailleur qui a consacré de longues années à recueillir tout ce qu'il a pu découvrir en fait de chansons et de noëls en patois savoyard, et qui dans une série d'articles insérés dans la Revue Savoisienne (1864-1870), n'a cessé de faire l'appel le plus chaleureux à tous les amateurs et détenteurs de poésies patoises. [...] La Société Florimontane, dont M. Despines fut un des membres les plus actifs et les plus distingués, a déjà à plusieurs reprises exprimé le désir de reprendre en sous-œuvre et de compléter le travail interrompu. Espérons qu'elle pourra bientôt mettre à exécution sa louable et patriotique intention. En attendant, honneur à ce vaillant champion, mort victime de son zèle pour la science et le bien public, honneur à M. Alphonse Despines ! » (Aimé Constantin, Études sur le patois savoyard, Burnod, Annecy, 1877)
(Johannes Zimmerschmühl, Pensées rancies et cramoisies)
Ensemble vide
Selon le mathématicien Georg Cantor, un ensemble est « une pluralité (d'objets) pouvant être pensée comme une unité, autrement dit toute collection d'objets déterminés pouvant être réunie en un tout par une loi (un critère) ».
Mais Cantor était un être profondément antinihilique, et l'ensemble vide ne prendra le statut d'ensemble qu'avec la notation Ø due au mathématicien français André Weil vers 1939. Dans la théorie des ensembles, l'axiome de l'ensemble vide — qui énonce qu'il existe un ensemble sans élément — revient à dire qu'il existe au moins un « ensemble premier » sans élément défini, et cette propriété se démontre en logique pure (par le schéma d'axiomes de compréhension introduit par Ernst Zermelo).
L'ensemble vide serait « ce seul objet dont le néant s'honore » qu'évoque Mallarmé dans son poème, au dire de Gragerfis.
(Léon Glapusz, Mélancolie bourboulienne)
Saucée
Et l'absurde de pleuvoir sur ma tête, comme vache qui pisse.
(Luc Pulflop, Prière d'incinérer. Dégoût)
Châtiment
Alors Yahweh dit à l'homme : « Le sol sera maudit à cause de toi. C'est à force de peine que tu en tireras ta nourriture tous les jours de ta vie, il te produira des épines et des ronces, tu mangeras de l'herbe des champs, et tu produiras l'excrément. » (Genèse, 3, 17-18)
(Raymond Doppelchor, Océanographie du Rien)
mercredi 22 août 2018
Quelle mère ! (Charles Bukowski)
La mère d'Eddie avait des dents de cheval, moi aussi, et je me rappelle qu'un jour on a monté ensemble la colline pour aller faire les courses et qu'elle m'a dit : « Henry, on a tous les deux besoin d'un appareil pour nos dents. On est horribles ! » J'ai grimpé la pente avec elle, tout fier. Elle portait une robe imprimée jaune, étroite, à fleurs, elle avait des chaussures à hauts talons, elle se tortillait, et ses talons faisaient clic, clic, clic sur le ciment. Je me disais : je marche à côté de la mère d'Eddie, elle marche à côté de moi et on monte la colline ensemble. Je commençais à être bigrement excité et la bosse dans mon calcif allait bientôt devenir gênante. Pour me calmer, je cherchai à me remémorer ce que Spinoza avait dit de la conscience. Pour lui, la conscience est une propriété qu'a l'idée de se dédoubler à l'infini. Toute idée représentant quelque chose qui existe dans un attribut, est elle-même quelque chose qui existe dans l'attribut pensé, comme forme ou réalité formelle de l'idée. À ce titre, elle est l'objet d'une autre idée qui la représente. De ce fait, la conscience n'est pas réflexion de l'esprit sur l'idée, mais réflexion de l'idée dans l'esprit, toujours seconde par rapport à l'idée dont elle est conscience. Je suis entré dans le magasin prendre du pain pour mes parents et elle a fait ses achats. La bosse était toujours là. La mère d'Eddie avait un cul contre lequel même Spinoza ne pouvait rien !
(Étienne-Marcel Dussap, Forcipressure)
Un condiment indispensable
L'action stimulante de l'idée du Rien sur la pachyméninge se reflète sur tous les organes, sur tout le corps. Des seigneurs russes, ayant voulu bannir le plus utile des condiments, le Rien, de la nourriture spirituelle de leurs serviteurs, ceux-ci tombèrent dans un grand état de faiblesse et de langueur, avec pâleur de la peau et apparition de vers nombreux dans les intestins.
(Robert Férillet, Nostalgie de l'infundibuliforme)
Beau parler
Quant à savoir si l'on doit préférer « Qu'est-ce que la vie est sinistre ! » à « Ce que la vie est sinistre ! » ou bien le contraire, Le Bidois affirme que ce que serait la forme abrégée de qu'est-ce que. Mais il est difficile de souscrire à cette assertion, car il est établi que ce que la vie est sinistre ! est antérieur à qu'est-ce que la vie est sinistre ! Il appert en revanche que ces deux outils grammaticaux ont suivi le même destin : leur valeur de pronom s'est oblitérée, et ils ont acquis valeur d'adverbe.
Dans cette affaire, en vérité, une seule chose est certaine : la vie est sinistre.
(Marcel Banquine, Exercices de lypémanie)
Acte
L'homicide de soi-même, qu'on ne saurait qualifier d'acte de dialogue au sens de Bunt, n'en demeure pas moins un acte au sens de Savage.
(Raymond Doppelchor, Océanographie du Rien)
Misanthropie
Au début des années cinquante, le pessimisme et la misanthropie de Heidegger progressent « à grands pas, pétulants ». Il estime que « nous n'avons plus besoin de bombe atomique, le déracinement de l'homme est déjà là ». Il soupçonne par ailleurs Elfriede d'entretenir une liaison avec un garagiste de La Bourboule (où elle fait des cures étrangement fréquentes).
(Jean-René Vif, Scènes de la vie de Heidegger)
Saignée de pied
L'homme du nihil, accablé par l'odiosité de ses congénères, par les sinistres manigances de son Moi et par « les réalités bétonnées de l'objet » — autrement dit par la résistance des choses —, a bien du mal à se garder de l'impression que le réel lui en veut personnellement. Cette conception délirante lui fait prendre l'existence en dégoût, jusqu'au jour où un habile praticien lui pratique une saignée de pied ; du jour au lendemain, les idées tristes s'évanouissent et il annonce lui-même d'un air souriant qu'il est guéri. C'est ajoute-t-il, comme un si un bandeau lui était tombé de dessus les yeux. — Ô vanité des vanités ! Ô rictus bestial de l'existence !
(Johannes Zimmerschmühl, Pensées rancies et cramoisies)
Dégoût du monde
Dans L'Oreille cassée, Ridgewell est un explorateur qui a fui la civilisation. Pourquoi a-t-il choisi de partager la vie des primitifs Arumbayas qui vivent au cœur de la jungle amazonienne dans des cases en pisé ? Pour échapper à un Moi qu'il trouve ignoble ? Pour, moderne disciple de Rousseau, fraterniser avec les « bons sauvages » et, en adoptant leurs mœurs, retrouver une virginité perdue ? Mais alors, pourquoi leur apprendre les rudiments du golf ?
Ce qui est clair, c'est que Ridgewell porte en lui le dégoût du monde moderne vautré dans des environnements urbains constellés d'enseignes, de la volupté laquée des carrosseries et du louche anonymat de bureaux luxueux et fonctionnels. Comme le suicidé philosophique, il croit aux vertus du silence.
(Hermann von Trobben, Le Monocle du colonel Sponsz)
Boussoles
Pour vivre, je me réfère incessamment à l'épopée de Gilgamesh, au Bardo Thödol, aux écrits de Marsile Ficin.
(Luc Pulflop, Prière d'incinérer. Dégoût)
Ustensiles
Selon Heidegger, le Dasein est confronté, dès le début de son périple dans le « désert de Gobi de l'existence », à la nécessité de comprendre le monde. Et la première donnée tangible pour l'homme est la maniabilité (Zuhandenheit) des ustensiles qu'il rencontre en furetant à droite et à gauche.
Ce moment existentiel, où le Dasein doit par exemple apprendre à se servir d'un revolver Smith & Wesson chambré pour le .44 russe en prévision du moment où il voudra « faire ses adieux au music-hall » (Abschied von der Musikhalle), Heidegger le nomme judicieusement la « chute » (Verfall). En effet, pour le Dasein, c'est bien une chute, et non seulement dans la quotidienneté, mais dans l'épouvantable matérialité du monde !
(Léon Glapusz, Mélancolie bourboulienne)
Inscription à :
Articles (Atom)