« Quand j'entends le mot vivre, je sors mon revolver ou du poison. » (Luc Pulflop)
samedi 23 novembre 2019
Le dernier recours (Stephen Dixon)
Je la quitte. Je ne pouvais plus rester avec elle. Elle est méchante. Elle me traite mal, elle est injuste. Elle me témoigne plus d'irrespect que de respect, et j'ai tout bonnement le sentiment que je ne mérite pas ça.
Puis elle me manque. Je reviens vers elle. Elle m'accueille chaleureusement, me dit des gentillesses, nous prépare à dîner, me verse elle-même à boire et dit :
— Veux-tu dormir seul dans le salon cette nuit, ou avec moi dans la chambre ?
— Je vais te répondre, mais d'abord, je voudrais signaler le rôle décisif que jouent dans l'œuvre de Levinas les notions de temporalité et de temporalisation. Avec toi si tu veux.
— Te l'aurais-je demandé si je ne voulais pas?
— Tu ne me l'as pas vraiment demandé. Tu m'as donné le choix. Eh bien, je veux dormir avec toi dans la chambre — voilà mon choix. Mais j'aimerais que tu commences par reconnaître ce fait selon moi indéniable que la philosophie de Levinas est une philosophie du sujet.
— Tu n'écoutes pas. Je te l'ai demandé. Ou peut-être n'entends-tu pas ? Tes facultés auditives se sont-elles détériorées pendant cette semaine d'absence ? Quoi qu'il en soit, cesse de dire que je mens.
— Bien entendu, le sujet dont parle Levinas n'est ni un pôle d'intentionnalité, ni un ego transcendantal ; il n'est même pas un individu dans le sens logique du terme, puisqu'il n'est pas l'individuation d'un concept d'espèce.
— N'essaie pas de me faire croire que je deviens folle.
— Mais non. Je le jure. C'est juste que, selon Levinas, l'unicité du sujet ne consiste pas en une combinaison unique de qualités physiques, psychiques ou caractérielles. « Le moi n'est pas unique comme la Tour Eiffel », remarque-t-il sur un ton ironique. « Il est unique parce qu'il se tient dans une dimension d'intériorité. »
— Tu as prononcé le nom de Levinas une fois de trop. Je pense qu'il vaut mieux que tu t'en ailles.
— Très bien. Je vois que, comme Husserl, tu mets l'accent sur l'immanence, tandis que Levinas et moi le mettons sur la transcendance de l'esprit. Buh-bye.
Je mets dans une valise les quelques affaires que j'ai rapportées et je retourne à l'hôtel où j'ai passé la semaine précédente.
(Étienne-Marcel Dussap, Forcipressure)
Changer (Stephen Dixon)
Bon, il faut que je change. Elle a dit qu'il fallait que je change. « Assez de ton cynisme, de ton mépris, et de ton manque de sociabilité plein d'arrogance. » Alors je vais changer. J'ai réfléchi à la façon dont je pourrais m'y prendre. Commencer par me conformer aux principes les plus élémentaires de la communication avec autrui pour en arriver progressivement à intégrer les plus complexes. En premier lieu, plus de regards désapprobateurs ni de commentaires sous cape à l'encontre de gens que je ne connais même pas. Et cesse de marcher les yeux baissés quand tu te trouves dans la rue à côté d'un voisin ou d'une voisine envers qui tu aurais l'occasion de te montrer civil, et avec qui tu pourrais même finir par faire connaissance. La prochaine fois, lève la tête, parle, et quoi que tu dises, abandonne définitivement cet air supérieur. Voilà justement un voisin.
— Bonjour, dis-je.
— Bonjour.
Dis autre chose.
— Et passez une agréable matinée.
— Oui, vous avez raison, c'est une agréable matinée, encore que la radio ait prévu de la pluie.
— D'après Cioran, c'est un crime de transmettre ses tares à une progéniture, et de l'obliger ainsi à passer par les mêmes épreuves que vous. Il dit que les parents sont tous des irresponsables ou des assassins.
— Ah oui ?
— Oui. Dans De l'inconvénient d'être né, je crois.
— Très intéressant.
— Il dit aussi que dans l'échelle des créatures il n'y a que l'homme pour inspirer un dégoût soutenu.
— Je vois.
— Et vous, vous pensez aussi que la grande erreur, c'est la naissance ?
Mais il était déjà parti. Je ne crois pas que je me sois très bien débrouillé. La tête qu'il faisait et ce petit signe irrité qu'il m'a adressé en partant. Quel cinglé, a-t-il dû penser. Mais qu'attendait-il donc que je lui raconte ? Ces banalités abrutissantes qu'il se complaît à entendre ? Non, voilà que reviennent cynisme et arrogance. Montre-toi plus tolérant envers d'autres styles de vie et des valeurs différentes, et même, reconnais leurs mérites. — Oh, et puis merde ! Qu'ils aillent tous se faire foutre !
(Étienne-Marcel Dussap, Forcipressure)
vendredi 22 novembre 2019
La lettre (Stephen Dixon)
Il s'installe dans un coin de la pièce et lit la lettre. « Cher Stanley, ça ne sera plus jamais pareil. D'ailleurs, ça n'a jamais vraiment marché. Autrefois. C'est tout ce que je peux dire. Assez. Au revoir. Louisa. »
Il plie la lettre en deux, la met dans la poche de sa veste, lève les yeux vers le plafond, brandit dans sa direction un poing menaçant, enfonce ses mains dans ses poches. Ses doigts rencontrent la lettre. Il la tire de sa poche, s'assoit dans le fauteuil, allume le lampadaire et lit la lettre. « Cher Stanley. Je ne sais pas. Qui peut dire pourquoi ? Toi ? Moi ? Certaines choses doivent arriver, c'est tout. Cela nous est arrivé — nous le savons l'un comme l'autre —, c'est pourquoi je suis obligée d'écrire ceci. Mais je n'ai plus la force de continuer. C'est trop pénible. Au revoir. Louisa. »
Il fait une boule avec la lettre, la lance à l'autre bout de la pièce, se lève, tape du pied par terre, tape encore, va à la fenêtre simplement pour faire autre chose que penser à la lettre. Au passage, son pied heurte la boule de papier. Il la regarde, la ramasse, s'assoit sur le sofa, allume la lampe de chevet, lit la lettre. « Cher Stanley. L'unité de l'analytique existentiale est permise par une saturation sémantique des modes d'être du Dasein, c'est-à-dire qu'en existant toujours en vue de lui-même, celui-ci se trouve pris dans un réseau où les structures du renvoi, de la significativité et de la compréhension le clôturent dans sa sphère d'ipséité. Au revoir. Louisa. » « Ah, tout de même ! » s'exclame-t-il. Puis il place un coin de la lettre entre ses dents et la déchire en deux. Il déchire les deux moitiés en d'autres moitiés. Il ouvre la fenêtre, tend au dehors sa main pleine des morceaux de la lettre, ouvre sa main et regarde virevolter les confettis.
(Étienne-Marcel Dussap, Forcipressure)
jeudi 21 novembre 2019
Ma chérie (Stephen Dixon)
On frappe à la porte.
« Entre. »
C'est Kant. Il entre et me regarde, je suis installé au bureau. Il continue à me regarder, je demande : « Oui ? Tu veux quoi ? »
Il s'assied dans un fauteuil près de moi, croise les mains et regarde vers la gauche, là où se trouve le placard qui me sert de bar.
« C'est un peu tôt, non ? Tu veux boire quelque chose ? »
Il décroise les mains, les regarde, fixe ses souliers, puis le sol. Je regarde à mon tour mais ne vois rien que ses souliers et le tapis sur lequel ils sont posés.
« C'est à quel sujet ? »
Il me regarde droit dans les yeux.
« Le vin des Canaries est agréable, dis-je pour dire quelque chose. Tu en veux un verre ?
— Non, cher ami, répond-il, ce n'est pas le vin des Canaries qui est agréable. Ce qui est agréable, c'est l'expérience que tu en fais. Agréable ne caractérise pas un objet mais une sensation. Or, la sensation est un vécu subjectif. Tu dois donc dire : "Mon expérience du vin des Canaries est agréable."
— Non mais tu me fais chier, mon vieux ! Quand je dis "Le vin des Canaries est agréable", c'est évidemment une manière elliptique de parler. Je veux dire qu'il est agréable pour moi. Tu es bouché à l'émeri ou quoi ? »
Il fixe le sol.
« Ne me parle pas comme ça ou je te synthétise a priori. »
Il se lève, quitte la pièce, claque la porte derrière lui.
(Étienne-Marcel Dussap, Forcipressure)
mercredi 20 novembre 2019
Stop (Stephen Dixon)
Une voiture s'est arrêtée. Un homme en est descendu : « Hé, toi ! » a-t-il dit. J'ai laissé tomber mon paquet et je me suis mis à courir. « Hé là, stop ! Où tu vas ? » Il savait. Et il savait que je savais. Une voiture s'arrête, un homme en descend, le moteur continue à tourner, le conducteur attend à l'intérieur, les mains sur le volant, la portière reste ouverte pour que l'homme puisse remonter en vitesse. Et ce regard !
La voiture m'a rattrapé une centaine de mètres plus loin. Ils sont restés à ma hauteur plusieurs secondes, se moquant de mes talents de coureur, rigolant de leurs propres astuces. Puis ils se sont garés dix mètres devant moi et je me suis arrêté. Ils sont descendus tous les deux. Le moteur était resté en marche, les deux portières ouvertes. « Hé, toi ! » a dit le même homme que tout à l'heure en venant vers moi, l'autre se tenait en retrait. « On voudrait juste te causer de Jankélévitch, alors c'est pas la peine de te tirer.
— De Jankélévitch ? j'ai demandé. Comment ça, de Jankélévitch ? Vladimir ?
— Lui-même. On veut que tu nous dises ce que tu sais de l'apport de Schelling dans son anthropologie éthique. Ça te dit quelque chose, mon petit père ?
— Hé bien... J'ai entendu des bruits, mais je ne peux pas certifier qu'ils sont exacts.
— Dis toujours. Allez, fissa !
— Hé bien... J'ai entendu dire que les anthropomorphismes utilisés par Schelling pour décrire Dieu avaient permis à Jankélévitch de passer dans sa propre philosophie à une conception de l'être humain comme ipséité incarnée et absolu relatif. Mais je n'en sais pas plus, je vous jure ! »
Il m'a attrapé par le colback et s'est mis à me secouer comme un prunier. « Et comment s'articule ce passage d'une signification théologique à une signification anthropologique de l'existant ? Hein ? Saloperie ! » Il m'a mis un bourre-pif et j'ai commencé à voir trente-six chandelles. J'ai juste eu la force de balbutier : « Pourquoi vous ne demandez pas à Bergson ? » et j'ai tourné de l'œil.
(Étienne-Marcel Dussap, Forcipressure)
mardi 19 novembre 2019
Petit ours (Stephen Dixon)
Susan sort sur la véranda. « Il m'est arrivé un truc incroyable sur la route, dit-elle. Je ramassais des mûres — il n'y en a pas encore beaucoup, alors, elles ont presque toutes terminé dans mon estomac —, quand un homme en voiture d'environ, oh, disons cinquante ans, s'est arrêté. Il s'est penché par la portière et il m'a demandé : "Scusez-moi, m'dame, vous auriez pas vu quelque chose du genre théorie russellienne des descriptions ?"
— La théorie russellienne des descriptions ?
— Non, il a dit "théorie russellienne des descriptions" pas "la" théorie russellienne des descriptions.
— Je sais, mais tu ne m'avais pas dit qu'il y...
— Moi non plus j'en avais jamais entendu parler dans le coin. D'après ce que je sais, cette théorie, avec le célèbre article Über Sinn und Bedeutung de Frege, marque le début des recherches contemporaines en matière de sémantique. Et le type m'a dit qu'elle s'était fait renverser par une voiture au tournant près de chez les Palette.
— Quel tournant ? Sur la route de la pointe ou sur celle qui va en ville ?
— Les Palette habitent sur le chemin de la pointe. Tu n'as jamais vu leur nom sur la boîte aux lettres quand tu fais ton jogging ?
— Hé, ça fait combien de temps que je suis là ? Cinq jours ! Et je change de parcours tous les deux jours. Je n'ai pas fait attention, ou je transpirais tellement que j'avais de la sueur plein les yeux, ou bien j'ai oublié. Mais cette théorie ? Elle est morte ?
— Non, c'est ça qu'il voulait me dire. Apparemment, elle est très résistante. C'est l'étude parue en 1905 dans la revue Mind qui en contient la première formulation. Et encore en 1957, son auteur la défendait contre les attaques de P. F. Strawson. La voiture lui est rentrée dedans et l'a mise K.O. — enfin, pas sa voiture à lui, mais celle du gardien des Olgrin. Ça t'intéresse, ce que je te raconte ?
— Bien sûr.
— Alors pourquoi tu restes le nez dans ton livre ? Enfin bref, la question sémantique de la dénotation pose le problème de l'articulation de la syntaxe logique du langage et de l'expérience sensible. Tu veux du thé ?
— Non merci. Il fait trop chaud.
— Du thé glacé ?
— Non, vraiment, merci chérie. Je n'ai besoin de rien. Je vais mettre ma chaise longue à l'ombre, c'est tout.
— Bon, eh bien, c'était mon dernier rapport sur l'état de la philosophie empiriste contemporaine. »
Elle me tapote le genou, se lève et rentre dans la salle à manger.
(Étienne-Marcel Dussap, Forcipressure)
lundi 18 novembre 2019
Le nouveau boulot (Stephen Dixon)
Je pose le journal. Lynn demande : « Il y a quoi, dans le journal ? »
Je lui réponds crise à l'étranger, mauvaise conjoncture économique, risque de krach boursier, Dasein qui se découvre comme étant toujours-déjà-là...
Elle dit : « Ça n'a pas l'air passionnant. » Puis après un instant : « Hein ? Qu'est-ce que c'est que cette histoire de Dasein ?
— Attends, je regarde... Ils disent qu'il n'y a pas de pensée possible de la naissance, et que toute question relative au Dasein se pose en deçà de son origine. Le Dasein est toujours-déjà jeté dans l'existence, sans l'avoir choisi. Il se trouve là.
— Intéressant... Et c'est tout ?
— Non, ils disent aussi que ce sentiment fondamental de la situation (Grundbefindlichkeit) situe le Dasein relativement à la totalité de l'étant. Il est à la racine de tous les autres "sentiments" qui sont autant de "positions" relatives à cette totalité. La Befindlichkeit est donc un trait constitutif du Dasein et le situe à tout moment par rapport à tout ce qui est.
— Hmm... Et ils ne disent rien sur la déréliction ?
— Attends une minute, je cherche... Ah oui, en effet. Il est précisé que la déréliction, parce qu'elle constitue le Dasein comme ayant-été, est la racine ontologique de la dimension temporelle du passé. Comment tu as deviné ?
— Tu aimerais bien le savoir, hein? »
Elle veut encore me faire tourner en bourrique. Je me lève, je quitte la pièce, mais je ne sais pas où aller car dans ce petit appartement le choix est réduit, je me retrouve donc dans la cuisine. Que puis-je bien y faire ? Il n'y a rien pour s'asseoir, on peut à peine s'y tenir debout. J'ouvre le réfrigérateur. Rien d'intéressant dedans. De la mortadelle, un morceau de fromage, des œufs, des légumes, du lait et des fruits, tous vieux de quelques jours et pas très frais... Mais il me semble avoir lu quelque part que l'existence est le caractère qui porte le Dasein à être constamment en avant de lui-même. Alors...
(Étienne-Marcel Dussap, Forcipressure)
dimanche 17 novembre 2019
Vie nocturne (Larry Brown)
Je suis arrivé à la conclusion, il y a déjà longtemps, qu'entrer en contact avec elles n'est pas chose facile, du moins pour moi. Il y a des mecs qui peuvent aborder une femme tout simplement, se mettre à lui parler, dire n'importe quoi. Moi pas. Il faut que j'attende, que je rassemble mon courage, que je boive d'abord quelques bières. Il faut que je m'assoie un moment à une table ou au bar, que je regarde bien et que je déniche celle qui me semble ne pas devoir rabrouer un homme tel que moi. Ce qui signifie parfois choisir celle qui est assise toute seule, ou qui est un peu plus âgée que la moyenne, ou même celle qui n'est pas très jolie.
Ce vendredi soir, je me trouve dans un bar juste au delà des limites de la ville. Je commande une autre bière et, du regard, je parcours la foule, l'orchestre, les couples qui se sont trouvés et qui glissent sur la piste comme de la fumée. Quelques tables sont occupées par trois ou quatre femmes, d'autres par des couples, d'autres par des hommes, et il y en a une où se trouve une fille toute seule. Je l'examine.
Elle porte une robe noire et des bas blancs. Elle a posé sur la table une bouteille dans un sac en papier brun, et elle a entouré son unique verre de ses deux mains. Elle ne semble avoir d'yeux que pour ce verre. Je sirote ma bière un moment, je jette un coup d'œil à l'horloge qui avance si lentement au-dessus des pompes à bière, et je finis par y aller. Elle lève la tête, me vois venir vers elle et détourne son regard.
« Salut, dis-je en m'arrêtant près de sa chaise. Je m'appelle Étienne-Marcel Dussap. Pourriez-vous me dire quelque chose de plus ou moins philosophique ? Quelque chose à propos de Derrida, peut-être ? »
Elle me sourit, mais elle ne répond rien. Je vais me faire descendre.
Je me penche et je crie par-dessus la musique : « Le questionnement derridien sur l'écriture, peut-être ? » Je me sens tout à fait bête à me pencher comme ça vers elle. Elle me donne l'impression de souhaiter juste que je me casse vite et que je la laisse tranquille. Je ne vais pas marquer de points. Elle ne va pas me parler de Derrida. Ma soirée du vendredi s'en va à tire d'aile.
« Allez, un petit effort ! », je lui crie à l'oreille. Mais je sens ma confiance — pour ce que j'en avais au départ — se réduire à néant. Elles sont toutes comme ça. Elles ne vous parleront pas de Derrida. Pourquoi viennent-elles dans un endroit comme celui-ci si elles ne veulent pas parler de Derrida ? Et je lui dis : « Je ne vais pas vous mordre. »
Elle ôte une main de son verre et se penche légèrement vers moi. « Bon, très bien, dit-elle. L'histoire de la métaphysique se présente à Derrida comme l'histoire d'une inertie conceptuelle, comme l'histoire du refus de comprendre l'écriture dans son extériorité irréductible à l'élément de la phônè. Le projet de Derrida prend pour visée la reconsidération du concept d'écriture, en proposant de comprendre le mouvement réfractaire de celle-ci à tout traitement phonétique, à toute approche réduisant celle-ci à un succédané de la parole. Et maintenant, s'il vous plaît, laissez-moi tranquille. »
Je pars. Elle a de la chance, c'est tout. Elle ne sait pas quelle putain de chance elle a. Ce qui me reste de Budweiser étant presque tiède, je lève la boîte de bière et je fais signe à la barmaid, une nana renfrognée, de m'en servir une autre.
(Étienne-Marcel Dussap, Forcipressure)
samedi 16 novembre 2019
Les bons samaritains (Larry Brown)
Un jour, vers le milieu de l'après-midi, j'étais dans un bar en train de fumer ma dernière cigarette. Je buvais beaucoup, aussi, et cela pour plusieurs raisons. Il faisait chaud, dehors, avec un soleil éclatant, alors que dans le bar tout était sombre et frais — ce qui me poussait à vouloir être ici. Mais la principale raison de ma présence était que ma femme m'avait quitté pour aller vivre avec quelqu'un d'autre.
Un gosse est entré à l'improviste. Un gosse jeune, très jeune. Et, bien sûr, c'est interdit. On ne peut pas laisser entrer des gamins dans les bars. Les gens ne le toléreraient pas. J'allais juste revenir à mon pick-up pour prendre un autre paquet de clopes quand il est arrivé. Je ne me rappelle plus tous ceux qui étaient là. Quelques vieux mecs, je suppose, et sans doute des soûlots. Je savais qu'on allait dire à ce gamin de partir.
Mais je crois que personne n'en avait envie. Le gamin n'avait pas l'air bien. Dès qu'il a mis le pied à l'intérieur, j'ai pensé qu'il y avait quelque chose qui clochait. Il y avait de la panique dans ses yeux.
Harry, le barman, était un gros musclé barbu. Il était en train de laver des verres à bière et, quand il a levé les yeux, il a vu le gosse là, debout. La seule chose que portait cet enfant, c'était un short de sport beaucoup trop grand pour lui. Il donnait l'impression d'avoir longtemps marché au bord d'une route, ou quelque chose comme ça.
Harry s'est un peu redressé et il a dit : « Qu'est-ce que tu cherches, gamin ? »
Je ne veux pas noircir le tableau, mais ce gosse me faisait l'impression de n'avoir sans doute pas toujours eu assez à manger. Et il y avait déjà deux ou trois mois qu'il était mûr pour une coupe de cheveux.
« Je voudrais savoir s'il est vrai que l'horizon du temps constitue l'ouverture ontologique qui fait apparaître le tout de l'étant comme monde », a-t-il dit. J'ai regardé Harry, curieux de sa réponse. Il secouait déjà la tête.
« Désolé, fiston, mais c'est vrai. Heidegger l'a démontré dans Être et Temps. Il a aussi montré que la structure d'horizon est soumise au primat métaphysique de la représentation et de la volonté. Par contre, ce qu'il nomme "contrée", la dimension temporelle et spatiale de la proximité, c'est-à-dire du "laisser être" qui ouvre le jeu du monde, cette "contrée", donc, est ouverture à l'inanticipable. »
J'ai cru que le gamin allait lui lancer une insulte. Mais il ne l'a pas fait. Il a dit « Oh » sans bouger. J'ai compris alors qu'il se passait quelque chose. Mais je me suis efforcé de ne pas trop le voir. J'avais assez d'ennuis moi-même.
(Étienne-Marcel Dussap, Forcipressure)
vendredi 15 novembre 2019
Le désamour (Larry Brown)
J'étais avec Sheena Baby, la fille que j'aimais, et nous marchions. C'était le soir, tard. Tous les nuages s'étaient accumulés en gros champignons, en marshmallows, et on n'aurait pas pu souhaiter plus belle soirée sauf que notre voiture était restée à quelques kilomètres derrière nous avec deux pneus crevés et que nous ne savions pas où nous étions ni à qui nous adresser. En plus de ce cas d'urgence majeure, je savais que les choses n'allaient pas. Nous étions sur le point de nous entretuer.
Sheena Baby, c'était l'amour, la déesse féline du sexe. Je l'aimais depuis longtemps, depuis que j'avais lu la Métaphysique de l'amour, où Schopenhauer définit l'amour comme un simple instinct sexuel et dit que le besoin sexuel est le plus violent de nos appétits, le désir de tous nos désirs. Ça m'avait drôlement excité. Seulement voilà, Sheena Baby ne souffrait pas pour moi comme moi pour elle. Je le savais. La seule personne qu'elle semblait aimer, c'était le philosophe Henri Bergson, avec sa « pensée », son « mouvant », et ses « deux sources de la morale et de la religion » (l'enfoiré !)
J'avais pensé à la flinguer d'abord et à me flinguer ensuite, mais ça ne nous aurait rien fait de bien. Ça n'aurait donné qu'un petit article dans un journal, un article que des inconnus liraient en secouant la tête avant de passer au sport.
Si on avait eu des pneus gonflés, j'aurais pu emmener Sheena Baby quelque part dans les bois, lui lire un peu de Bergson et lui expliquer comment on pouvait arranger les choses. J'aurais pu lui dire non seulement d'être ma petite mais d'être mon unique petite. Plus tard, dans l'obscurité, nous aurions pu opérer un vrai rapprochement fondé sur l'intuition, la durée, et la multiplicité des états de conscience. Mais elle ne m'aimait pas, et finalement j'ai pu m'en rendre compte. Alors j'ai décidé d'être très dur avec elle.
J'ai dit : « Tu veux jamais écouter personne, sauf ton bon Dieu de Bergson. »
Elle a dit : « J'en ai assez, de ta grande gueule.
— Ferme la tienne, j'ai dit.
— Lèche-moi le cul.
— Si tu baisses ta culotte. », j'ai dit, en espérant qu'elle le ferait. Mais elle ne l'a pas fait et nous sommes partis dans des directions opposées.
Je me demandais pourquoi un truc qui avait commencé par tant de bonnes sensations devait se terminer par tant de mauvaises. En tout cas, Schopenhauer avait raison : la femme est un animal à cheveux longs et à idées courtes. Et surtout : le seul bonheur est de ne pas naître.
(Étienne-Marcel Dussap, Forcipressure)
jeudi 14 novembre 2019
Wingfield (Tobias Wolff)
À notre arrivée au camp, ils nous sortirent des cars et nous firent exécuter des pompes sur l'aire de stationnement. L'asphalte était chaud et le goudron nous collait au nez. Ils se moquèrent de nos vêtements et nous les retirèrent. Ils nous rasèrent la tête jusqu'à ce qu'apparaissent de petites cicatrices blanches puis nous chargèrent les bras de godillots, ceinturons et casques qu'ils poinçonnèrent avec des aiguilles. Nous pensions avoir passé le plus dur, mais ensuite ils nous forcèrent à lire des passages d'Être et Temps, de La Logique comme question en quête de la pleine essence du langage, et de l'Approche de Hölderlin.
Au milieu de la nuit, ils vinrent dans nos baraquements et arpentèrent l'allée entre nos lits, au pied desquels nous nous trouvions debout. Ils nous regardaient. Si nous les regardions, ils nous posaient des questions comme : « Quel est le mode d'être des choses intra-mondaines qui ne sont pas des Dasein et qui se contentent de se trouver là ? » et si nous ne donnions pas la bonne réponse (« la Vorhandheit »), ils nous faisaient faire des pompes.
Ils nous répartirent en compagnies, sections et escouades. Dans mon escouade se trouvait le philosophe Henri Bergson. Avant d'être pris en charge par les militaires, il était maintenu en vie quelque part en Caroline du Nord. Quand il était en état de parler, sa voix s'échappait, épaisse, lente et douce. Il disait des choses comme : « L'intelligence ne se représente clairement que le discontinu » ; ou encore : « La forme n'est qu'un instantané pris sur une transition. »
Il s'endormait souvent en cirant ses bottes et, un jour, il s'endormit en se rasant. Ils lui donnèrent l'ordre de peindre les plinthes et il se pelotonna dans un coin, abandonnant les plinthes à leur sort et murmurant que « l'intelligence est caractérisée par une incompréhension naturelle de la vie. » Ils le retrouvèrent la tête reposant sur son bras tendu, et la bouche ouverte ; un filet de peinture avait séché entre le pinceau et le sol. Pauvre Bergson ! Si quelqu'un n'était pas fait pour la vie militaire, c'était bien lui.
(Étienne-Marcel Dussap, Forcipressure)
mercredi 13 novembre 2019
Baptême de la mer (Tobias Wolff)
Par deux fois la sirène avait retenti, et par deux fois Howard avait fait au revoir d'un geste et crié des choses idiotes aux gens d'en bas ; maintenant il était fatigué et ils n'avaient toujours pas quitté le quai. Mais il salua tout de même, de son mieux, lorsque la sirène retentit pour la troisième fois.
Le bateau amorça la sortie de cale. Nora s'appuya contre Howard, battant l'air d'un long foulard de soie. Sur le quai, leur fille brandissait une pancarte de carton qu'elle avait apportée pour la circonstance : toute conscience est conscience de quelque chose. Comme le bateau prenait de la vitesse, elle lâcha sa pancarte et courut pour rester à la hauteur de la coque en braillant entre ses deux mains qui lui servaient de porte-voix. Howard fut inquiet. Et si Husserl avait raison ? Si le cogito et le cogitatum étaient donnés dans le même acte, que l'on pourrait appeler acte de transcendance, c'est-à-dire ouverture d'un horizon dans lequel la chose apparaît ? Il cessa d'agiter la main et se tourna vers Nora. « Que dit Kant, déjà, au sujet des représentations ? »
Nora leva les yeux vers les nuages. Ils étaient gris acier comme l'eau au-dessous d'eux. « Kant ? demanda-t-elle, effarée.
— Oui, Kant, sacré nom d'une pipe. Il parle bien des représentations, dans sa Critique de la raison pure ?
— Ah, ça... Oui, si je me souviens bien, il dit que les représentions diverses données dans une certaine intuition ne seraient pas toutes ensemble mes représentations, si toutes ensemble n'appartenaient pas à une conscience de soi.
— C'est bien ce que je pensais, répondit Howard. » Puis il lui jeta le regard. Il suffisait de ce regard, maintenant, il n'avait pas besoin d'y ajouter des paroles. Howard se dirigea vers les marches qui conduisaient à leur cabine. Nora le suivit, priant le ciel que Howard ait oublié l'affirmation de Sartre selon laquelle « la conscience est éclatement vers une chose qui n'est pas elle ».
(Étienne-Marcel Dussap, Forcipressure)
Face à face (Tobias Wolff)
Elle l'avait rencontré à un feu d'artifice. Un détail qu'elle trouvait amusant, à y repenser plus tard.
Virginia avait été un peu poussée. Non que quiconque l'eût délibérément manipulée, mais les choses s'étaient passées ainsi. L'enfant, par exemple. Il avait cessé de poser des questions telles que « Où est papa ? », « Pourquoi est-ce que papa ne veut plus vivre avec nous ? ». Ces derniers temps, il s'était mis à faire des dessins au lieu d'interroger — des dessins immatures compte tenu de son âge. Tous les dessins représentaient la même chose : le philosophe Maurice Merleau-Ponty — Merleau-Ponty donnant un cours au Collège de France, Merleau-Ponty allumant une cigarette, Merleau-Ponty tentant vainement de caractériser ce qu'est l'être, Merleau-Ponty, toujours Merleau-Ponty. « Ricky, disait-elle, si tu dessinais autre chose, hein ? ». Mais il s'y refusait. Et pour se justifier, citant Merleau-Ponty — encore lui ! —, il disait que « l'ontologie de la vie, comme celle de la nature physique, ne sort d'embarras qu'en recourant, hors de tout artificialisme, à l'être brut tel qu'il nous est dévoilé par notre contact perceptif avec le monde. »
Pour le guérir de ce merleau-pontisme obsessionnel, Virginia avait donc décidé de l'emmener voir le feu d'artifice à Green Lake. Elle ne se doutait pas que ce feu d'artifice, en tant qu'événement dont le sens ne pouvait être établi que par rapport au monde perçu, allait fatalement entériner la méthode indirecte de l'ontologie merleau-pontienne !
(Étienne-Marcel Dussap, Forcipressure)
mardi 12 novembre 2019
Léviathan (Tobias Wolff)
Le jour de son trentième anniversaire, Ted donna une fête pour Helen. C'était une petite fête — Mitch et Angel en étaient les seuls invités. Ils avaient fait pot commun avec Ted pour offrir à Helen trois grammes de blanche ultra-pure qui leur dura toute la nuit, jusqu'au petit matin. Quand il fit assez jour, tout le monde sortit nager dans la piscine de l'immeuble. Puis Ted emmena Mitch au sauna du quatrième étage, tandis que les femmes confectionnaient une omelette monstre dont Angel avait trouvé la recette dans les Investigations philosophiques de Wittgenstein. Helen, qui avait l'ouvrage en main, donnait les indications :
— Il dit ensuite de faire fondre une noix de beurre et d'y faire revenir la gousse d'ail émincée pendant deux minutes. Il prétend que c'est simple.
— Ah oui, ça me revient, dit Angel. La notion de « simple » est une notion fondatrice de l'atomisme logique du premier Wittgenstein. Mais dans ses Remarques philosophiques, paradoxalement, il postule la non-nécessité de l'existence ou de la non-existence du simple, préférant demeurer au registre de la pure dénotation. Il dit que le simple est simplement ce que je puis dénoter, sans avoir à craindre qu'il n'existe peut-être pas.
— En effet, répliqua Helen, on pourrait croire qu'il va vers une version affaiblie du Théétète, rejetant l'absolue nécessité de la détermination. Fais toujours revenir une gousse d'ail émincée, on verra bien.
Angel ferma les yeux et s'appuya contre le plan de travail. « Je n'aurais pas dû mentionner l'atomisme du Tractatus. N'en parle pas, s'il te plaît », murmura-t-elle avec désespoir.
(Étienne-Marcel Dussap, Forcipressure)
dimanche 10 novembre 2019
Panne dans le désert, 1968 (Tobias Wolff)
Krystal dormait quand ils passèrent le Colorado. Mark avait promis de s'arrêter pour prendre des photos, mais, le moment venu, il la regarda et continua de rouler. Le visage de Krystal était bouffi par la chaleur qui soufflait dans la voiture. Ses cheveux, coupés courts pour l'été, étaient collés à son front. Seules quelques mèches voletaient dans le courant d'air. Elle avait croisé les mains contre son ventre et cela la faisait paraître encore plus enceinte qu'elle ne l'était.
Les pneus chantèrent sur les grilles du pont. La rivière s'étendait de part et d'autre jusqu'à l'horizon, aussi bleue que le ciel vide. Mark vit l'ombre du pont sur l'eau, avec la voiture qui courait entre les poutrelles, et l'éclat de l'eau sous les grilles. Puis les pneus redevinrent silencieux. Mark eut soudain l'impression qu'il existait une profonde connivence entre la chair du monde qui est là comme la masse du sensible, être de promiscuité, et d'empiètement, et la chair du corps comme recouvrement et soudure insensible du corps voyant et du corps visible, du corps sentant et du corps sensible. Pendant un temps, il se sentit presque aussi bien qu'il s'était attendu à l'être quand il avait commencé à étudier la phénoménologie.
Mais cela ne dura pas. Bientôt, la pensée de Husserl lui apparut comme tâtonnante, incertaine de son cours, sur bien des points insoucieuse de l'histoire, fort portée à croire que le problème de la connaissance, convenablement posé, fournit la clef de toute la philosophie, enfin et surtout imprégnée de l'idée que la philosophie est affaire de réflexion personnelle d'un esprit individuel auquel cette réflexion ne confère pas de réalité nouvelle mais seulement un savoir nouveau.
Deux faucons tournoyaient dans le ciel, projetant des ombres immenses sur le sable gris baigné de soleil. « J'aurais dû me placer plutôt sous l'égide de Hegel, se dit Mark. Lui au moins a une doctrine ferme et systématique, déterminée par sa fin en chacun de ses moments, affirmant que le philosophe surgit de l'histoire en quelque sorte comme le savoir d'une action surgit de cette action, niant avec détermination la portée réelle ultime du problème de la connaissance, tenu seulement pour caractéristique d'une phase de l'évolution ; proclamant que le savoir philosophique révèle l'Esprit absolu à lui-même et assure sa totale perfection. » — Mais il était trop tard, les jeux étaient faits.
Au loin, les montagnes étaient dénudées et bleues. Mark passa devant un panneau annonçant une sortie vers une ville du nom de Blythe. Il songea à s'arrêter, mais il ne voulait pas risquer de passer une fois de plus de la conscience des objets individuels et concrets au royaume transempirique des pures essences. Il continua de rouler dans le désert.
(Étienne-Marcel Dussap, Forcipressure)
vendredi 8 novembre 2019
La mante religieuse (Charles Bukowski)
Angel's View Motel. Marty paya à la réception, prit la clef et monta l'escalier. La soirée était loin d'être agréable. Chambre 222. Qu'est-ce que ça voulait dire ? Il entra et alluma la lumière. Une douzaine de cafards allèrent se réfugier dans le papier peint du mur et se mirent à grignoter, à ramper, à grignoter encore. Il y avait un téléphone, un téléphone à pièces. Il mit les 10 cents requis et fit le numéro. Elle répondit.
— Toni ? demanda-t-il.
— Ouais, c'est Toni..., fit-elle .
— Toni, je suis en train de devenir fou.
— Je t'ai dit que je viendrais. Où es-tu ?
— Le Angel View, au coin de la 6e rue et de Coronado, chambre 222.
— Je te retrouve d'ici une heure ou deux.
— Tu ne peux pas venir tout de suite ?
— Il faut d'abord que je termine Position et approches concrètes du mystère ontologique. Quand je lis du Gabriel Marcel, ça me fait des frissons presque partout.
Tout en surmontant l'idéalisme, il s'introduit par une voie purement concrète et réaliste dans l'ontologie même de l'existence, tu imagines ça ? C'est un truc de dingue ! Je suis arrivée à l'endroit où il distingue le problème du mystère.
— Oh, bon Dieu ! Tu ne peux pas mettre ce livre de côté un petit moment ?
— Mais enfin, Marty ! Écoute ça un peu ! Dans la philosophie marcellienne, le problème appartient à la sphère du « devant moi », et révèle la scission du sujet et de l'objet.
— Oh, si c'est comme ça...
— Dans le « je suis », au contraire, le « je » est inséparable du « suis », affirmation initiale d'un tout indécomposable qui se confond avec ce tout lui-même et se présente comme une expérience de l'engagement du « je » dans l'existence.
— Très bien, n'en parlons plus.
— En m'interrogeant sur moi-même, selon Gabriel Marcel, il m'est impossible de me maintenir en dehors du problème de mon être ; il m'est par suite impossible de me traiter comme objet d'une affirmation qui m'accorderait l'existence. Il faut donc que je sois en quelque façon mon affirmation elle-même et que je participe, d'une certaine manière, à l'affirmation de l'être se posant par elle-même et en vertu de la dialectique concrète immanente à l'être.
— J'ai dit : n'en parlons plus.
— À tout à l'heure, Marty.
— Toni...
Elle raccrocha. Marty alla s'asseoir au bord du lit. Ce serait sa dernière liaison. C'était trop dur. Les femmes étaient plus fortes que les hommes. Elles connaissaient tous les coups. Lui, il n'en connaissait aucun. Pour tout arranger, il ne pouvait pas sentir Gabriel Marcel. Son préféré, c'était Karl Jaspers. Ce dernier l'avait d'ailleurs bien dit : « La vie n'est qu'une suite d'emmerdes. »
(Étienne-Marcel Dussap, Forcipressure)
jeudi 7 novembre 2019
Une bière au bar du coin (Charles Bukowski)
C'était, je crois, il y a quinze ou vingt ans. J'étais chez moi. C'était une chaude nuit d'été et je me sentais déprimé.
Je suis descendu dans la rue. La plupart des familles avaient déjà dîné et étaient plantées devant leurs postes de télé. J'ai été jusqu'au boulevard. En face, il y avait un bistrot de quartier, une construction démodée avec un bar en bois, peint en vert et blanc. Je suis entré.
J'ai commandé une bière bouteille et j'ai allumé une cigarette. Ce n'était qu'un bistrot de quartier comme les autres. Les clients se connaissaient tous. Il n'y avait qu'une seule femme à l'intérieur, vieille, en robe noire et perruque rousse. Elle portait une douzaine de colliers et ne cessait de rallumer sa cigarette. Je commençais à regretter d'être là et j'ai décidé de partir dès que j'aurais fini ma bière.
Un homme est entré et a pris le tabouret à côté du mien. Je n'ai pas levé les yeux, j'étais indifférent, mais à sa voix, j'imaginais qu'il avait à peu près mon âge. On le connaissait. Le barman l'a appelé par son prénom et quelques habitués lui ont dit bonjour. Il est resté trois ou quatre minutes devant sa bière, puis il m'a dit :
— Salut, ça va ?
— Ça va, merci.
— Vous êtes nouveau dans le coin ?
— Non.
— Je vous ai jamais vu ici.
Je n'ai pas répondu.
— Vous êtes de Los Angeles ? il a demandé.
— Principalement.
— Vous croyez que les Dodgers vont gagner cette année ?
— Non.
— Vous aimez pas les Dodgers ?
— Non.
— Vous aimez qui ?
— Personne. J'aime pas le base-ball.
— Vous aimez quoi ?
— La boxe. La corrida. La philosophie de Jankélévitch.
— La corrida, c'est cruel.
— La philosophie de Jankélévitch aussi.
— Ah ?
— Ouais. Il dit que la mort est le seul événement biologique auquel le vivant ne s'adapte jamais.
— Merde alors ! Et quoi d'autre ?
— Il dit encore que la mort est un vide qui se creuse brusquement en pleine continuation d'être ; que l'existant, rendu soudain invisible comme par l'effet d'une prodigieuse occultation, s'abîme en un clin d'œil dans la trappe du non-être.
Il est resté un moment sans rien dire et a bu une gorgée de bière. Puis il a hurlé :
— hé ! y a un mec qui dit que la mort est un vide qui se creuse brusquement en pleine continuation d'être ! il déteste le base-ball. il adore la corrida et il aime lire du jankélévitch.
Tout le monde m'a regardé. J'ai contemplé le bout de ma cigarette. Il y a eu un long silence. Puis la femme à la perruque rousse a dit :
— Si j'étais un homme, je lui ferais remonter la rue à coups de pompe dans le cul.
(Étienne-Marcel Dussap, Forcipressure)
mercredi 6 novembre 2019
Je t'aime, Albert (Charles Bukowski)
Louie était au Red Peacock et il avait la gueule de bois. Billy, le barman, lui apporta son verre et dit : « Je ne connais qu'une seule personne d'aussi cinglée que vous dans cette ville. — Ah bon ? fit Louie. C'est bien. C'est vachement bien. — Et justement elle est là, reprit Billy. — Ah bon ? fit Louie. — C'est le gonze qui est là-bas, avec la petite moustache et le crâne en peau de fesses. Mais tout le monde l'évite parce qu'il est cinglé. — Ah bon ? » fit Louie.
Il prit son verre et alla s'installer sur le tabouret à côté du type. « Salut, fit-il. — Salut, fit l'autre. » Ensuite, ils restèrent un bon moment assis l'un à côté de l'autre sans parler.
Bergson (c'était son nom) se pencha au-dessus du comptoir et s'empara d'une bouteille de soda. Il la brandit et fit mine de la lancer contre la glace derrière le bar. Louie lui saisit le poignet et dit : « Non, non, non, mon cher. » Après ça, le barman suggéra à Bergson de partir. Louie sortit avec lui.
Ils achetèrent trois bouteilles de whisky bon marché et prirent le bus pour aller chez Louie, aux Delsey Arms Apartments. Bergson se mit en tête de convaincre le conducteur que « tout déterminisme, même physique, implique une hypothèse psychologique », puis que « le déterminisme psychologique lui-même, et les réfutations qu'on en donne, reposent sur une conception inexacte de la multiplicité des états de conscience et surtout de la durée ». Louie le maîtrisa d'un bras tandis que de l'autre il serrait les trois bouteilles de whisky. Ils descendirent et marchèrent jusque chez lui.
Ils entrèrent dans l'ascenseur et Bergson se mit à appuyer sur tous les boutons. La cabine monta, descendit, s'arrêta, et Bergson ne cessa de répéter que « la durée réelle se compose de moments intérieurs les uns aux autres, et que lorsqu'elle revêt la forme d'un tout homogène, c'est qu'elle s'exprime en espace ».
Bergson continua à jouer avec les boutons et l'ascenseur à monter et à descendre. « Bon, finit-il par dire, ça fait des années qu'on est là-dedans. Désolé, mais faut que je pisse un coup. — OK, répondit Louie. On fait un marché. Tu me laisses m'occuper des boutons et je te laisse pisser. — D'accord. » Bergson alla dans un angle de la cabine, se débraguetta et fit ce qu'il avait à faire. Louie vit les ruisseaux courir sur le plancher, et il pressa le bouton du troisième étage. Ils arrivèrent. Bergson s'était reboutonné et s'amusait maintenant à appeler intuition « la sympathie par laquelle on se transporte à l'intérieur d'un objet pour coïncider avec ce qu'il a d'unique et par conséquent d'inexprimable ». « Bon Dieu ! soupira Louie. Billy avait raison. »
(Étienne-Marcel Dussap, Forcipressure)
mardi 5 novembre 2019
L'homme qui aimait les ascenseurs (Charles Bukowski)
Harry attendait l'ascenseur devant l'immeuble. Au moment où la porte s'ouvrit, il entendit derrière lui une voix de femme : « Une seconde, s'il vous plaît. » Elle entra et la porte se referma. Elle était vêtue d'une robe jaune, ses cheveux étaient ramenés sur sa tête et de ridicules boucles d'oreilles en perles se balançaient au bout de chaînes d'argent. Elle avait un gros cul et elle était forte. Elle éclatait de partout dans cette robe jaune, seins et tout. Ses yeux étaient du vert le plus pâle et le transperçaient. Elle tenait un sac rempli de provisions marqué Vons. Ses lèvres étaient barbouillées de rouge. Peintes, épaisses, elles étaient obscènes, presque laides, une véritable insulte. Le rouge à lèvres vermillon luisait et Harry appuya sur le bouton arrêt.
L'ascenseur s'arrêta. Harry s'approcha d'elle. Elle paraissait frappée de stupeur. Elle lâcha son sac. Des boîtes de légumes, un avocat, du papier toilette, de la viande préemballée et trois barres de chocolat roulèrent sur le plancher. Il la fixa droit dans les yeux et lui dit : « D'après Husserl — et il est en désaccord là-dessus avec Brentano —, il ne peut y avoir aucune relation nécessaire entre cette catégorie d'objets intentionnels que nous appelons des perceptions, et les objets physiques existant dans le monde. »
Puis il appuya sur le bouton du deuxième étage et attendit en lui tournant le dos. La porte s'ouvrit et il descendit. L'ascenseur repartit.
(Étienne-Marcel Dussap, Forcipressure)
Le déclin et la chute (Charles Bukowski)
C'était un mardi après-midi au Hungry Diamond. Il n'y avait que deux personnes à l'intérieur, Mel et le barman. Le mardi après-midi à Los Angeles, c'est le désert — le vendredi soir aussi, c'est le désert, mais le mardi après-midi, c'est le pire. Le barman, qui s'appelait Carl, avait un verre sous le comptoir et se tenait près de Mel, lequel était affalé au-dessus d'une bière verte et éventée.
— Il faut que je vous raconte une histoire, dit Mel.
— Allez-y, fit Carl.
— Alors, voilà. L'autre soir, je reçois un coup de fil d'un type avec qui je travaillais à Akron. Il avait perdu son boulot parce qu'il buvait et il avait épousé une infirmière. Et c'était l'infirmière qui l'entretenait. J'apprécie pas trop ces gens-là — mais vous savez comment c'est, ils s'accrochent à vous.
— Ouais, je sais, fit le barman.
— Bon, en tout cas, le type, Al, me téléphone — servez-moi donc une autre bière, cette bibine est infecte.
— OK, seulement essayez de la boire un peu plus vite, au bout d'une heure, elle commence à perdre du corps.
— Très bien... Al me téléphone, donc, et il me dit qu'il a résolu le problème de l'ipséité du Dasein. À son idée — du moins si j'ai bien compris —, il est absurde de prétendre que je suis toujours cette « chose » que j'appelle « moi-même », dans la mesure même où notre existence n'est structurée qu'en tant qu'il lui est essentiel de pouvoir ne pas être soi-même, et en règle générale de ne pas l'être.
— C'est bien vrai, dit le barman en se versant à boire sous le comptoir.
— Oui, mais attendez. Selon Al, le sol phénoménologique de la révélation à soi-même du Dasein, c'est précisément la découverte de son pouvoir ne pas être soi-même au niveau existentiel.
— Ce ne serait pas ce que Heidegger appelle la « déchéance », par hasard ?
— Ça se peut, je ne pourrais pas dire. En tout cas c'est une drôle d'idée, non ?
— Et après, qu'est-ce qui s'est passé ? demanda le barman.
— Oh, après, Al a dit que d'après lui, l'ipséité du Dasein c'est que celui-ci est l'étant qui dans son être s'est à chaque fois mesuré à une possibilité de lui-même.
— Il a vraiment dit ça ? demanda le barman en se resservant.
— Ouais, répondit Mel. Et quand on entend un truc pareil, on sait pas trop quoi en penser. Et vous, qu'est-ce que vous en auriez pensé ?
— J'aurais pensé qu'il plaisantait, répondit le barman.
— C'est ce que j'ai d'abord cru, moi aussi, mais pas du tout. Il a même ajouté que la mort est l'horizon de ce « concernement » du Soi par lui-même qui caractérise phénoménologiquement l'ipséité du Dasein. Et pourquoi, je vous le demande ?
— Je donne ma langue au chat, dit Carl.
— Parce que la mort révèle le Dasein à lui même comme possibilité en un sens insigne, toujours mise en jeu dans les différentes possibilités qui sont les siennes. Donnez-moi donc une autre bière.
(Étienne-Marcel Dussap, Forcipressure)
lundi 4 novembre 2019
T'as embrassé Lilly (Charles Bukowski)
C'était un mercredi soir. Il n'y avait rien eu de terrible à la télé. Eugene avait 56 ans. Sa femme, Margaret, 50. Ils étaient mariés depuis 20 ans et n'avaient pas d'enfants. Eugene éteignit la lumière. Ils se couchèrent dans le noir.
— Cette femme, dans l'émission, fit Margie, elle ressemblait à Adorno, non ?
— Je ne sais pas.
— Mais si, tu le sais très bien.
— Écoute, ne commençons pas. Ça vaut mieux.
— Tu préfères ne pas en parler, c'est ça, hein ? Tu préfères la boucler. Sois donc sincère pour une fois. Cette femme dans l'émission, elle ressemblait bien à Adorno, non ?
— Bon, d'accord. Il y avait une certaine ressemblance. Surtout dans sa façon d'affirmer l'irréductibilité de l'être à la conscience.
— Ça t'a fait penser à Adorno ?
— Mon Dieu...
— Ne sois pas évasif ! Ça t'a fait penser à Adorno, oui ou non ?
— Un instant peut-être, oui...
— Et ça t'a fait plaisir ?
— Ecoute, Marge, j'ai arrêté de lire Adorno depuis cinq ans !
— Le temps y change quelque chose ?
— Je t'ai déjà dit que je regrettais.
— Regretter ! Tu sais ce que ça m'a fait à moi ? Suppose que j'aie fait la même chose ? Suppose que j'aie prétendu que les déterminations catégorielles d'un objet ne sont pas le produit de la subjectivité transcendantale (comme chez Kant), mais des propriétés intrinsèques de l'objet lui-même, que le sujet ne fait que découvrir grâce à un travail de médiation ? Qu'est-ce que ça te ferait, à toi ?
— Je ne sais pas. Fais-le et je te le dirai.
— Ah ! Maintenant tu fais le malin. Tu te permets de plaisanter.
Eugene se mit à ronfler. Margaret alla ouvrir le dernier tiroir de la commode et en sortit le revolver. Un calibre 22. Il était chargé. Elle regagna la chambre où dormait son mari.
Elle le secoua.
— Eugene, mon chéri, tu ronfles...
Elle le secoua de nouveau.
— Qu'est-ce qui se passe... ? demanda Eugene.
Elle ôta le cran de sûreté, appliqua le canon contre le flanc de son mari et appuya sur la détente.
— Je t'en foutrai de la dialectique négative, moi, tu vas voir !
Elle regarda. Le trou était tout petit et il n'y avait pas beaucoup de sang. Margaret pointa le revolver sur l'autre flanc d'Eugene. Elle appuya de nouveau sur la détente.
— Et ça, c'est pour Marcuse !
Le sang continuait de couler. Ça sentait horriblement mauvais.
(Étienne-Marcel Dussap, Forcipressure)
dimanche 3 novembre 2019
Pourquoi il y a du poil sur les noix de coco ? (C. Bukowski)
Duke avait une fille, Lala, comme on l'appelait, une fille de quatre ans, son premier enfant. Il avait toujours pris soin de ne pas avoir d'enfants, craignant qu'ils ne le tuent un jour, et maintenant il était fou de Lala. Elle le ravissait, elle devinait tout ce qu'il pensait, comme si un fil la rattachait à lui, et lui à elle.
Duke était au supermarché avec Lala et ils parlaient tous les deux et Lala lui disait tout ce qu'elle savait et elle en savait beaucoup, d'instinct, et Duke ne savait pas grand chose mais il disait ce qu'il pouvait, et ça marchait. Ils étaient heureux ensemble.
« C'est quoi ça ? demandait Lala.
— Une noix de coco.
— Il y a quoi dedans ?
— Du lait et du truc à mâcher.
— Pourquoi ils sont dedans ?
— Parce qu'ils aiment ça, le lait et le truc à mâcher, ils aiment être dans cette coquille. Et ils se disent : "Oh ! que j'aime ça !"
— Pourquoi ils aiment ça ?
— N'importe qui aimerait ça. Moi aussi.
— Non, pas toi. Si t'étais à l'intérieur, tu ne pourrais pas sortir ta voiture, tu ne pourrais pas manger tes œufs au bacon...
— Les œufs au bacon ne sont pas tout dans la vie. Il y a aussi l'existentialisme chrétien.
— C'est quoi ?
— C'est une école de pensée que l'on rattache souvent à l'œuvre du philosophe danois Søren Kierkegaard. Elle s'appuie sur trois affirmations majeures fondées sur la compréhension unique qu'avait Kierkegaard du christianisme. La première est que l'univers est fondamentalement paradoxal, et que le plus grand paradoxe de tous est l'union transcendante de Dieu et de l'humain en la personne du Christ. La deuxième est qu'avoir une relation personnelle avec Dieu dépasse toutes les morales, les structures sociales et les normes communes établies. La troisième est que suivre les conventions sociales est essentiellement un choix esthétique personnel que font les individus.
— Oh ?
— Ouais. »
(Étienne-Marcel Dussap, Forcipressure)
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