« Quand j'entends le mot vivre, je sors mon revolver ou du poison. » (Luc Pulflop)
mardi 14 août 2018
Le grand jeu
Retrouvant des intuitions centrales d'Héraclite et de Nietzsche, les prolongeant et les systématisant, le suicidé philosophique tente de rassembler en un tout cohérent crosse, canon, barillet, percuteur et queue de détente pour en faire la pièce centrale de sa philosophie de l'existence. Il interroge en ce sens magie et mythes, religions et cultes, philosophie et esthétique, avant de se rabattre sur le Petit manuel d'armurerie de Henri Baret (Imprimerie Dumas, 1927).
Dépassant la distinction tranchée entre ludique et sérieux, et d'accord en cela avec le philosophe Eugen Fink, il voit le monde comme un jeu sans joueur et l'homme comme une espèce de « mobile sur coussin d'air » quand ce n'est pas un « agrume désaxé des champs agricoles ».
Il sait que tout homicide de soi-même est à la fois réel et irréel, mais cela n'entame pas sa détermination à se « faire sauter le couvercle ».
(Léon Glapusz, Mélancolie bourboulienne)
Prière du suicidé philosophique
« Taupicide ! tu nous a commandé de t'invoquer au jour de notre détresse, et tu nous a promis de nous en délivrer, afin que nous t'en rendions l'honneur et la gloire qui est due à ta divine majesté. C'est ici pour ton serviteur un jour de détresse et d'angoisse. Il n'y a plus rien d'entier en sa chair, et ses os sont tout brisés ; et même son cœur est saisi d'un venin pestilent. Il n'y a que toi seul qui puisses le délivrer de cette maladie qu'on appelle la vie. Car tous les remèdes de la philosophie n'y peuvent rien, ils sont sans efficace. Mais tu peux toute chose. C'est toi, taupicide, qui non seulement guéris les malades les plus désespérés, mais apaises aussi tous les troubles et toutes les agitations de la conscience, et dissipes toutes les vapeurs malignes qui travaillent le Dasein, et qui ne lui donnent aucun repos. Sa langue est attachée à son palais, mais tu vois que son cœur sanglote, et qu'il crie après toi. Que ses soupirs et ses gémissement parviennent jusques au trône de tes éternelles miséricordes, et qu'ils émeuvent tes compassions paternelles. » — Et cetera, et cetera.
(Johannes Zimmerschmühl, Pensées rancies et cramoisies)
Toujours prêt
Le suicidé congénital, quoiqu'il soit en général amoureux de la poésie, de la musique et des pique-niques au bord des lacs, est à chaque instant prêt à prendre le train pour Pétersbourg, les valises bien garnies d'une dynamite qu'il ne destine qu'à lui seul.
(Raymond Doppelchor, Océanographie du Rien)
lundi 13 août 2018
Théorème de Tarski
En logique mathématique, le théorème de Tarski, ou théorème de non définissabilité de Tarski, s'énonce informellement ainsi : « On ne peut définir dans le langage de l'arithmétique la vérité des énoncés de ce langage. »
Problème de cohabitation avec une belle-mère envahissante ? Sentiment de culpabilité lié à son statut de rescapé ? Besoin compulsif d'« épater le bourgeois » ? Peut-on jamais savoir avec certitude ce qui pousse un homme à engendrer un théorème de logique mathématique ?
(Włodzisław Szczur, Mathématique du néant)
Progrès
Le temps est révolu où le suicidé philosophique n'avait à sa disposition que d'encombrantes pétoires, qui souvent faisaient long feu. Désormais, les jeux nombreux et variés d'armes perforantes et contondantes fournis par la technique moderne lui offrent mille moyens commodes de produire sur l'esprit l'impression la plus vive, par la manière admirable dont il peut varier et embellir son exécution.
(Robert Férillet, Nostalgie de l'infundibuliforme)
Souci
Il s'agit désormais, pour Heidegger, de mettre en évidence l'enracinement de la theoria et de la praxis dans le nouveau concept de « souci » (die Sorge) que lui ont fait découvrir sa fréquentation du Livre X des Confessions de Saint Augustin et ses travaux sur les premiers chrétiens (qui avaient le souci permanent d'éviter de se faire dévorer par les lions).
Il va s'acharner à trouver les linéaments de ce « souci » dans l'œuvre du Stagirite et il y dénichera finalement quelque chose qui peut faire office de cousin présentable, une fois paré d'une requimpette dialectique idoine, le concept de « prudence », la Phronesis.
Ce « souci » va devenir progressivement l'essence même de l'« être » de l'homme dans Sein und Zeit, en même temps qu'il va envahir la vie de Heidegger du fait du caractère de plus en plus acariâtre de sa femme et du comportement de plus en plus écervelé de la fille Arendt.
(Jean-René Vif, Scènes de la vie de Heidegger)
Syndrome du paradis perdu
Peut-être la difficulté à « faire », loin de résulter d'un déficit de fibres, solubles et insolubles, ne trouve-t-elle sa cause que dans la trop claire conscience, chez le « Suisse », du péché qui craint la possibilité d'un verdict abrupt : l'expulsion du jardin des délices, la chute dans le temps.
(Raymond Doppelchor, Océanographie du Rien)
Vers le Rien (page de journal)
« À peine prise la décision de me détruire, je rencontre un nouvel obstacle, un troupeau d'oies, cette fois, qui barre toute la largeur du chemin. Étrange sentiment. À part les oies, ma pachyméninge m'apparaît totalement vide. Le vouloir-vivre qui peuplait la région a été expulsé après la débâcle du Moi. Mais nul instinct, nulle pulsion — et a fortiori nul paysan tchèque —, on ne sait pourquoi, n'est venu le remplacer. »
(Raymond Doppelchor, Océanographie du Rien)
Ceux d'à côté (Tobias Wolff)
Je me réveille, affolé. Ma femme est assise au bord de mon lit, elle me secoue. « Ils remettent ça », dit-elle.
Je vais à la fenêtre. Ils ont toutes les lumières allumées, à l'étage et en bas, à croire qu'ils ont de l'argent à brûler. Il braille, elle hurle en retour, le chien aboie. Il se fait un bref silence, puis le bébé pleure, pauvre gosse.
« Tu ferais mieux de ne pas rester là, dit ma femme, ils pourraient te voir. »
Je dis :
« Je vais appeler la police, sachant qu'elle m'en empêchera.
— Non », dit-elle.
Elle a peur qu'ils empoisonnent notre chat si nous allons nous plaindre.
L'homme d'à côté braille toujours, mais je ne distingue pas ses paroles entre le chien et le bébé. La femme rit, sans conviction. « Ha ! Ha ! Ha ! », avant de pousser un petit cri, soudain et aigu. Tout redevient calme.
« Il lui a encore balancé du Cioran dans la figure, dit ma femme. J'ai senti le coup exactement comme si c'était moi qui l'avais reçu.
— Non, c'était du Beckett, rétorqué-je.
— Du Cioran, je te dis. Un aphorisme d'Écartèlement : "Exister est un phénomène colossal — qui n'a aucun sens." Je l'ai entendu distinctement.
— Oh, bon, d'accord, c'était du Cioran. Ça change quoi ? L'essentiel est que, derrière l'excès du propos, travaille, avec une infatigable ardeur, l'implacable lucidité d'un homme qui ne cesse d'expérimenter sa propre finitude dans le but d'identifier l'incommensurable distance qui le sépare de cet absolu auquel tout son être paradoxalement aspire. Tu ne crois pas?
— Face de slip ! Pourquoi tu as dit que c'était du Beckett ? Tu essaies de m'humilier ou quoi ? Moule à merde ! Féminicide ! »
C'était parti. Et chez nous, cette fois.
(Étienne-Marcel Dussap, Forcipressure)
Détachement suprême des Dupond-Dupont
Le stoïcisme des détectives Dupont et Dupond face à la mort est-il le fruit de leur vacuité ou, au contraire, de leur lecture de Sénèque ? Il est bien difficile de trancher cette question. Un épisode, toutefois, peut nous y aider.
Dans Tintin et les Picaros, ils sont conduits devant le peloton d'exécution, mais sont sauvés in extremis par la révolution que viennent de déclencher les rebelles menés par le général Alcazar. Quand le capitaine Haddock dénoue leurs liens et s'exclame : « Il était moins cinq, n'est-ce pas ? », Dupont répond : « Je ne sais pas : ma montre est arrêtée... » Cet humour noir, qui cache à l'évidence un désespoir métaphysique, rappelle celui du poète André Frédérique, qui commit l'homicide de soi-même le 17 mai 1957 à l'âge de 42 ans, à l'aide d'un cocktail de cognac, gardénal, et émanations de gaz. L'hypothèse de la vacuité intellectuelle paraît donc devoir être écartée. Les deux policiers sont bien des disciples de Sénèque !
(Hermann von Trobben, Le Monocle du colonel Sponsz)
Énigme
Saint Jean Climaque prétend que dans les choses les plus désagréables, comme dans les hommes les plus mauvais, il faut toujours chercher à découvrir un élément utile et savoir en tirer parti. Mais dans le cas de l'haeccéité, on se demande ce que cet « élément utile » pourrait bien être.
(Johannes Zimmerschmühl, Pensées rancies et cramoisies)
dimanche 12 août 2018
Ratage bourboulien
« Tentative de suicide d'un homme de 56 ans qui s'est jeté d'un pont de plus de 20 mètres de haut, sur la D 129, à La Bourboule, hier vendredi. L'homme a été vu en train d'enjamber la balustrade. Sa chute a été en partie amortie par un arbre et le quinquagénaire s'est retrouvé dans la Dordogne. Conscient à l'arrivée des secours, il a été transféré au CHU de Limoges en hélicoptère. Les sapeurs-pompiers et les gendarmes de la communauté de brigades de La Bourboule sont intervenus. » (Actucity, 28 juin 2014)
Le désespéré s'est-il ensuite vu proposer par Catherine, du Centre communal d'action sociale, de transmettre son expertise si chèrement acquise du vol plané ? Nous ne pouvons ici que poser la question.
(Léon Glapusz, Mélancolie bourboulienne)
Piqué au vif
Dans le salon, pas très loin de la porte vitrée, le Moi — qui n'avait pu manquer d'entendre comme je l'assaisonnais — était assis, en train de fumer. Il suivit des yeux ma retraite et dit d'un ton détaché : « Je n'aurais jamais cru que vous fussiez une telle canaille. » Je le saluai d'une brève inclination de tête et m'en allai.
(Raymond Doppelchor, Océanographie du Rien)
Indécidabilité
Le théorème de Matiiassevitch établit que les ensembles diophantiens, c'est-à-dire les ensembles des solutions entières positives d'une équation diophantienne à paramètres eux-mêmes entiers positifs, sont exactement les ensembles récursivement énumérables d'entiers naturels.
Il a pour conséquence immédiate l'indécidabilité du problème général de savoir s'il convient de se pendre avec ses bretelles ou s'il vaut mieux « attendre que ça passe », ce qui est une solution négative au vingt-cinquième problème de Hilbert (que celui-ci n'osa jamais formuler publiquement).
(Włodzisław Szczur, Mathématique du néant)
Contraste choquant
Quand on parcourt la Suisse, on en vient fatalement à se dire que le Moi de l'étant existant n'a été placé là que pour contraster avec la blanche cime de la majestueuse Jungfrau.
(Marcel Banquine, Exercices de lypémanie)
Existenz über alles
Quand il ne fait pas la « bête à deux dos » avec Hannah Arendt, Heidegger lit Aristote. Il commence à développer sa vision personnelle du sens de l'être, que son épouse Elfriede trouve « lugubre et biscornue ».
En fait, Heidegger tente d'arracher l'être au régime de détermination univoque où l'enferment les sciences de la nature et qui consiste à faire de l'être un objet de représentation pour un sujet (ce qui revient en somme à réduire l'être à l'étant, ou encore à reconduire le domaine ontologique à la seule sphère ontique). Ses travaux sur la phénoménologie de la vie religieuse, nourris de l'étude de Saint Augustin, de Paul et de Luther, l'orientent vers une conception de l'être humain qui va privilégier l'existence sur l'essence. Une existence, hélas, faite « d'ennuyeuse monotonie, de paroles superflues et de solitude », comme celle que décrira plus tard le « romancier de l'absurde » Albert Camus.
Sa femme, qui sent que sa passion pour le Dasein l'éloigne d'elle, tente de noyer son amertume dans le schnaps mais n'y gagne qu'un sévère « mal aux cheveux ».
(Jean-René Vif, Scènes de la vie de Heidegger)
Distinguo
La mort est une régression sur l'échelle du ridicule. Le pucheux, lui, est une grande cuiller en cuivre dont on se sert dans le raffinage du sucre pour puiser le sirop.
(Luc Pulflop, Prière d'incinérer. Dégoût)
En garde à vue
Interrogé par les gendarmes, le suicidé philosophique accusa son défunt Moi d'avoir, sous le nom du colonel Yermolof, ourdi une machination infâme pour le perdre aux yeux de l'omnitude en l'« individuant » à tout propos. Bon, mais de là à le revolvériser !
(Robert Férillet, Nostalgie de l'infundibuliforme)
Un chercheur insatiable
À l'image de Degas, le suicidé philosophique associe les matériaux et joue sur la ductilité de la matière, en une aspiration résolument moderne. Profitant de l'abolition de maintes frontières par les champions de l'homicide de soi-même qui l'ont précédé — les Weininger, les Caraco, les Rigaut et autres Crisinel —, il imagine des « moyens farces de se détruire » sans prétendre « inventer quelque chose de nouveau » mais à la recherche d'« un accès au Rien encore inconnu ».
(Johannes Zimmerschmühl, Pensées rancies et cramoisies)
Vengeance !
Dans les Bijoux de la Castafiore, le capitaine Haddock est à ce point exaspéré par l'odieuse cantatrice qu'il aimerait lui casser les dents à coups de pierres, comme on fit à sainte Apolline ; ou lui verser du plomb fondu dans la bouche, comme à saint Jovite et à saint Prime ; ou encore, lui pincer les mamelles avec des tenailles de fer, comme cela arriva à sainte Agathe et à sainte Helconide à Corinthe.
Mais la sinistre « camériste » Irma veille...
(Hermann von Trobben, Le Monocle du colonel Sponsz)
Une amitié fidèle
Toujours attentive aux délicatesses de l'amitié, l'idée du Rien venait parfois me voir à Vaugirard, où se trouvait alors mon cagibi, et nous allions nous promener au Luxembourg ou sur le « Boul' Mich' ». Personne n'a jamais eu pour moi une pareille gentillesse, au sens ancien du terme, une pareille affection de dogue de Bordeaux.
(Raymond Doppelchor, Océanographie du Rien)
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