Chacun
a ses idées, ses goûts, sa « philosophie de la vie », c'est-à-dire que
chacun joue sa petite comédie, anxieux de convaincre son public (mais
avant tout lui-même) qu'il est comme ci et comme ça, qu'il ressent telle
et telle chose, qu'il aime telle et telle autre... Foutaise !
Escroquerie et bluff ! Tout le monde fait « jore ». Salops !
Selon
Protagoras, tout ce qu'on est autorisé à dire du réel, c'est qu'il
n'est « pas même ainsi ». Cette proposition agrée à l'homme du nihil, mais
il la simplifie en omettant « ainsi ».
Le
penseur « nihilique » Cioran frappé de la maladie d'Alzheimer, il y a là
quelque chose de poignant et de cruellement ironique. Ne dirait-on pas
une vengeance mesquine du « mauvais démiurge » ?
À
force de méditer les thèmes de la Prajnâpâramitâ, l'homme du nihil en
est arrivé à un complet dégoût de la panoplie d'organes dont il est
composé. C'est à peine s'il ose encore se mettre les doigts dans le nez.
La
solitude, en tant que prix à payer pour l'individuation, est le lot
commun à tout étant, qu'il soit animal, végétal ou minéral. D'où vient
que l'homme s'en accommode moins bien que, disons, un poudingue de
Vallorcine ou un mélèze ?
Ne
jamais oublier que l'odieuse bourrelle qui vous calomnie et cherche à
vous détruire n'est qu'un assemblage fortuit d'atomes. Elle n'a pas plus
de réalité que... qu'une voiture à bras, par exemple, ou que le vocable salsifis. Non... disons plutôt... une fumée. C'est ça : une fumée.
Si
quelqu'un est hostile au changement, à toute espèce de changement,
c'est bien l'homme du nihil. Il trouve que « ça va déjà assez mal comme
ça, merci ».
Pour
faire disparaître les lourdeurs d'estomac, il y a plus efficace que la
tisane au fenouil, il y a... la mort. Peu après le « décès », les atomes
qui jusque là composaient le corps se dispersent et on se sent léger...
léger... (paraît-il).
« Du
plus loin que je puisse me souvenir, peur maladive des gens. J'en sais
désormais la raison. Ce que je soupçonnais enfant, j'en suis maintenant
certain : ce sont des monstres bipèdes. » (Stylus Gragerfis, Journal d'un
cénobite mondain)
À
l'instar du « penseur privé » Søren Kierkegaard, l'homme du nihil s'est
lancé dans la vie avec une voie d'eau dans la cale, une voie d'eau qui
n'a cessé de s'agrandir.
Pour
Cioran, l'angoisse est « une douleur éparpillée, dirigée vers le futur ».
Pour Férillet, c'est « la peur de ne pouvoir faire face aux embêtements
que nous réserve l'avenir par le truchement d'une mégère difforme au
faciès d'hippopotame. »
« Chaque
fois que je me concentre sur les fromages au lait cru contenant comme
cela s'appelle des trous, que j'en sonde par l'esprit la substance, j'ai
la sensation très nette d'être au bord de la folie. Comment, en effet,
penser au “gruère” sans perdre la raison ? » (Stylus Gragerfis, Journal
d'un cénobite mondain)
« Ce
soir, alors que je mangeais des petits pois, je fus saisi d'un si
violent sentiment de l'inanité de toute action humaine que je pris ma
tête entre mes mains, comme dans les grands accablements. Je terminai
quand même mes petits pois, mais ce fut dur, oh, bien dur ! » (Stylus
Gragerfis, Journal d'un cénobite mondain)
De
même que les scolastiques pensaient que le Sec, l'Humide, le Chaud, le
Froid étaient des propriétés appartenant à l'essence de certains corps,
de même le nihilique est persuadé que le Rien forme le fond de
l'existence humaine (et de l'univers tout entier).
« Se
disputer avec un commerçant à propos d'une bouteille de butane ; le
menacer ; entrer dans une telle fureur qu'on ne peut plus parler ;
hurler ; trembler... Ah, quel délice ! » (Les trente-trois délices de
Fernand Delaunay, Trad. de Simon Leys)
Le
nihilique qui s'abstient de commettre l'homicide de soi-même « n'aura
été du Rien qu'un stérile admirateur » (pour parler comme Jean Racine).
Certes, le nihilique et l'action, ça fait deux. Mais tout de même. Tout
de même !
« Après
avoir passé plus de deux heures à répéter à voix haute le vocable
reginglette, je sentis soudain que je n'appartenais pas à ce monde-ci,
que ma place n'était pas parmi les hommes. » (Stylus Gragerfis, Journal
d'un cénobite mondain)
Il
faut une bonne dose de mauvaise foi pour dire « je » en parlant de
l'enfant qu'un jour on a été. Qu'avons-nous de commun avec ce petit
galopin en culottes courtes ? Et lui avec nous ? S'il pouvait nous
voir, il se boucherait le nez et partirait en courant. Un « nihilique » !
Et frappé d'alopécie, encore ! Misère !
« C'est Lamennais, je crois, qui définit le cerfeuil comme “une plante aromatique faisant partie de la famille des ombellifères”. » (Stylus Gragerfis, Journal d'un cénobite mondain)
Quand
on souffre d'un panaris, le plus douloureux est-il le panaris lui-même
ou le fait de se trouver associé, dans l'esprit du vulgum pecus, à un
mal dont le nom est aussi risible ?
Malgré
sa répugnance à se remémorer les « événements de la vie », l'homme du
nihil reste marqué par le jour exceptionnel où il a découpé lui-même les
dindonneaux.
Quand
le « réel » lui est par trop contraire, l'homme du nihil se
recroqueville, il prend la position dite « du fétusse » [sic] et tire les
couvertures par-dessus sa tête. Adieu réalité empirique ! Adieu gravelle
et rhumatismes ! Adieu philosophie marcellienne ! Adieu Bourboule
aimée, dont la tête hardie défie les hauteurs des cieux !
Nul
besoin d'avoir voulu devenir un saint pour finir dans la tristesse, le
dégoût et l'horreur (comme ce fut le cas de Tolstoï, au dire de
Gragerfis). L'alopécie y suffit largement.
Tout
le monde « veut », autant dire que tout le monde est dérangé. La seule
chose qu'on peut légitimement « vouloir », c'est que tout ça s'arrête —
et le plus tôt sera le mieux.
« Ce
matin (4 juin), vu à la devanture d'une librairie un livre dont le
titre, L'Importance de vivre, m'a donné instantanément des boutons.
L'importance de vivre !!! Je t'en foutrai de l'importance de vivre, moi !
Espèce de petit salopiot ! Hernie discale ! Mégalithe ! Euh... Haroun
Tazieff ! » (Stylus Gragerfis, Journal d'un cénobite mondain)