Le
difficile est de réunir en soi deux sortes d'inquiétude : celle du ver
de terre — qui attend que l'écrase le pied du voyageur — et celle du
poëte portugais Fernando Pessoa — « Ô roues, ô engrenages,
r-r-r-r-r-r-r éternel ! Violent spasme retenu des mécanismes en
furie ! ». C'est difficile, mais avec un peu de persévérance, on y
arrive.
Le
nihilique accepte à la rigueur qu'on l'appelle un pascalien sans
gouffre, un illuminé des parchemins ou un monstre géologique persécuté
par les libellules, mais quand on le traite de zérumbet zététique ou de
rutabaga, il voit rouge.
Vous
lisez du Husserl ou du Merleau-Ponty, et les objets qui jusque là vous
avaient regardé avec une placidité quasi bovine vous transpercent
soudain de leurs arêtes aiguës !
Pourquoi
y a-t-il en général de l'étant et non pas plutôt rien ? C'est la grande
question. Ou plutôt ce serait elle si l'on pouvait penser à autre chose
qu'à une articulation temporo-mandibulaire.
Le
yawl du nihilique est mû par la même force que la barque du chasseur
Gracchus : le vent qui souffle dans les plus profondes régions de la
mort. Comme ce vent est très instable, le zélateur du Rien utilise, pour
équilibrer la poussée vélique, un tapecul dont l'écoute est fixée sur
une queue de malet.
La
science fourre son nez partout et prétend tout élucider : les
mouvements des astres, la structure du benzène, la transmission des
caractères biologiques chez les petits pois... Le monde serait devenu
tout à fait transparent s'il n'y avait... l'inexplicable rocher.
Nombre
vont se plaignant que les paroles du nihilique ne soient jamais que des
figures, inemployables dans la vie de tous les jours. Mais en réalité
ce ne sont pas des figures, ce sont les éléments d'une mosaïque
représentant une tête de chien couché.
Il
y a loin de la coupe aux lèvres (à peu près autant que de Paris à
Clermont-Ferrand) mais il y a encore plus loin du nihilique à la
satisfaction de posséder un Moi.
De
l'homme, il faudrait qu'il ne restât que des vestiges composés
essentiellement de phosphate de calcium (par exemple un fémur ou une
côte), mais pas d'œuvres telles que romans, poëmes, sonates, tableaux de
peinture, etc. — ou ça va barder.
Les
objets ne sont pas seulement embêtants parce que l'on s'y cogne, ils
ont en plus une sorte de radiance hurluberlue qui fait mal aux yeux —
et à l'âme, quand on en possède une.
Quand
on meurt, on ne doit pas seulement renoncer à la vie, on doit aussi
renoncer — et c'est peut-être le plus dur — à la philosophie
marcellienne. Mais « quand il faut y aller, il faut y aller », n'est-ce
pas ? Alors adieu, philosophie marcellienne !
L'angoisse,
le désespoir, le malheur d'exister écrasent le sujet pensant « comme une
mouche sur laquelle se serait assis un éléphant ». Leur poids est si
monstrueux que, pour les déplacer, il faudrait, selon toute probabilité,
les hisser au moyen de caliornes et de grues.
Jean
de la Croix dit que dans la nuit noire de l'âme on voit « queutchi », et
qu'il vaut donc mieux rester immobile sinon « on a vite fait de se casser
la margoulette ».
Celui
qui est intimement convaincu que « rien n'est », celui-là n'a pas dans le
cœur un bongo, ni dans la tête un oiseau qui lui dit de venir danser. Il
ne recherche pas les « sunlights des tropiques ». Au contraire, comme le
purpurin limodore, il aime l'ombre.
Le
nihilique n'est citoyen ni de l'être ni du néant. C'est un périèque. Et
comme, selon la loi, tout périèque a le droit d'exercer le métier de
son choix, il s'est lancé dans la fabrication de dynamite (phrastique).
Loin
d'être le légume que certains imaginent, le nihilique est un homme
buissonnier et à tous crins. Il a si fort le goût de l'aventure que lors
d'un réveillon, il découpa lui-même les dindonneaux.
Au
dire du psychologue américain John Tussord, certains suicidés
philosophiques, avant d'accomplir leur geste fatal, introduisent dans
leurs oreilles des protections auditives en cire pour ajouter encore au
silence de la tombe. Mais aucune protection auditive, qu'elle soit en
cire ou en gutta-percha, ne saurait prémunir contre la terrible
croustillance du Rien.
Casaque
bleue, toque noire, le nihilique monte Idée du Rien, une magnifique
jument de neuf ans. Il a remporté avec elle de nombreuses courses à
handicap mais il en a assez, il voudrait mettre pied à terre et vivre,
vivre enfin ! Voir la réalité empirique s'étendre devant lui comme une
lande tout juste fauchée, sans plus d'encolure ni de tête de cheval !
« Tu
n'es qu'un tourteau sans âme qui s'épuise dans l'ampoulé », aurait un
jour répliqué Simone Boué au « négateur universel » Émile Cioran qui
l'accusait d'avoir mis trop de sel dans la soupe. D'après Basile
Munteanu qui assistait à la scène, le négateur en resta « comme deux
ronds de frite ».
Dans
ses Souvenirs, le professeur Basile Munteanu remarque qu'« à une lettre
près, Cioran était un livre pestilentiel ». Mais il ne précise pas
davantage sa pensée.
Ce
n'est que quand il sent sa fin prochaine que l'homme regrette de
n'avoir pas mené une vie suffisamment gnomonique (avec des cadrans
solaires et tout le toutim). Mais il est trop tard.
Plonger
à pieds joints dans la cassolette de l'instant et s'y noyer avec
délectation... Voilà ce qui serait bien — si on en était capable. Mais
on pense. — On pense trop. — Paraît-il.
Rien,
à y bien réfléchir, ne saurait justifier la ridicule ambition d'avoir
un Moi. D'ailleurs, le temps ne se fait-il pas à chaque instant plus
gris et ne voilà-t-il pas qu'il se met à pleuvoir ?