mardi 22 mai 2018

Faubourg (Georges Simenon)


Ils furent seuls à descendre du train et, dédaigneux du souterrain, ils attendirent le départ du convoi pour traverser les voies. Les wagons défilèrent, sans lumières, rideaux tirés. Tout le monde dormait.
Dans la gare, on ne voyait personne. Le fracas du train une fois éteint, on avait envie de parler bas, de marcher sur la pointe des pieds.
— Ça n'a pas l'air folichon, remarqua la femme qui tordait ses hauts talons sur les cailloux du ballast.
Il n'y avait pas à lui répondre. D'ailleurs elle ne demandait rien. Elle ne se plaignait pas. C'était une constatation, sans plus, sans amertume. Alors ?
De Ritter savait bien qu'il y avait un homme en faction tout au bout du quai, près de la grille de sortie. Il remarqua aussi une faible lueur dans un des bureaux : celui du sous-chef ou quelque chose comme cela.
C'était une gare de la plus mauvaise sorte, une gare moyenne, avec six voies, des souterrains, un grand buffet, une buvette et une verrière enfumée. Jadis, de Ritter la croyait très grande.
— Voilà... dit-il en tendant ses billets à l'employé. Je viendrai demain pour les bagages.
Il marcha devant. Il ne se donnait pas la peine de faire des politesses à sa compagne.
Dans l'ombre, un taxi stationnait, un seul, mais de Ritter passa sans le voir et se dirigea vers le café d'en face dont il poussa la porte.
— Entre!
Elle entra. Pendant qu'il se dirigeait vers une table de marbre, elle murmura :
— Si seulement j'avais écouté Bergson... J'aurais peut-être été capable, moi aussi, de m'inscrire dans une pensée vitale qui appréhende la vie comme scission ou différenciation de forces... Mais va te faire fiche ! Comme l'a bien vu Deleuze, nous ne trouverons jamais le sens de quelque chose (phénomène humain, biologique ou même physique), si nous ne savons pas quelle est la force qui s'approprie la chose, qui l'exploite, qui s'en empare ou s'exprime en elle.
Et c'était bien elle, cela cadrait avec son aspect de ruminer ainsi des concepts, de se complaire dans l'hétérogénéité pure des états de conscience. Pour elle comme pour Bergson, toute métaphysique positive devait partir de notre propre existence, de notre vie intérieure qui, à condition d'insister suffisamment, nous livrerait certainement les secrets de l'absolu, de la vie.


(Maurice Cucq, Georges Sim et le Dasein)

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