« Quand j'entends le mot vivre, je sors mon revolver ou du poison. » (Luc Pulflop)
dimanche 20 mai 2018
Là d'où je t'appelle (Raymond Carver)
J.P. et moi, on est sur la véranda, devant la maison de désintoxication de Frank Martin. J.P. est avant tout un ivrogne. Mais il est aussi existentialiste chrétien. C'est la première fois qu'il vient, et il a peur. Moi, c'est la deuxième fois. Qu'est-ce qu'il y a à en dire ? Je suis revenu, c'est tout. Le vrai nom de J.P., c'est Joe Penny, mais il m'a dit de l'appeler J.P. Il a dans les trente ans. Plus jeune que moi. Pas beaucoup, mais un peu. Il est en train de me raconter comment il est devenu existentialiste chrétien, et il veut toujours se servir de ses mains en parlant. Mais ses mains tremblent. Je veux dire, elles ne veulent pas rester tranquilles.
— Ça, ça m'est jamais arrivé avant, dit-il.
Il veut dire le tremblement. Je lui dis que je comprends. Je lui dis que le tremblement passera. Et la crainte aussi, d'après Kierkegaard. Le tout, c'est d'arriver à oublier la discontinuité qui existe entre l'éthique et la foi. Mais il faut le temps.
On n'est là que depuis deux jours. On n'est pas sortis de l'auberge. J. P. a ses tremblements, et de temps en temps, un nerf — peut-être que c'est pas un nerf, mais c'est quelque chose — se met à me tirailler l'épaule à petites secousses. Quand ça arrive, ma bouche se dessèche. C'est un effort, rien que pour avaler. Abraham, lorsqu'il part dans la montagne pour sacrifier son fils Isaac, est-il un simple meurtrier ou non ? Le philosophe allemand Hegel disait à son sujet qu'il était le « père de la foi », mais son acte entre-t-il en contradiction avec les conceptions éthiques et morales de l'idéalisme allemand ? Toutes ces questions me donnent envie de me cacher. Je ferme les yeux et j'attends que ça passe, jusqu'à la fois suivante. J.P. peut attendre une minute.
(Étienne-Marcel Dussap, Forcipressure)
Discrimination
« Le service de covoiturage a pour objet de mettre en relation des passagers et des conducteurs souhaitant faire bénéficier d'autres personnes de leurs trajets, dans un souci d'économie, de préservation de l'environnement, de solidarité et de convivialité. Il est géré par la Ville de La Bourboule avec l'aide bénévole de Bruno Cordier. L'inscription et la diffusion des annonces sont gratuites. La Ville de la Bourboule et Bruno Cordier se réservent le droit de ne pas diffuser des annonces jugées douteuses, en particulier celles provenant de personnes nihiliques. »
« Oh, eh bien ça alors ! », s'exclame l'homme du nihil, qui pensait justement faire covoiturer son « être-vers-la-mort » (Sein zum Tode) du côté de Clermont-Ferrand, Ussel, etc, dans l'espoir de dépister l'exécrable Moi qui le bourrelle sans relâche.
(Léon Glapusz, Mélancolie bourboulienne)
samedi 19 mai 2018
L'homme qui regardait passer les trains (G. Simenon)
En ce qui concerne personnellement Kees Popinga, on doit admettre qu'à huit heures du soir il était encore temps, puisque aussi bien son destin n'était pas fixé. Mais temps de quoi ? Et pouvait-il faire autre chose que ce qu'il allait faire, persuadé d'ailleurs que ses gestes n'avaient pas plus d'importance que pendant les milliers et les milliers d'années qui avaient précédé ?
Il aurait haussé les épaules si on lui avait dit que sa vie allait changer brusquement et que cette photographie, posée sur la desserte, qui le représentait debout au milieu de sa famille, une main négligemment appuyée au dossier d'une chaise, serait reproduite par tous les journaux d'Europe.
Enfin, s'il avait cherché en lui-même, en toute conscience, ce qui pouvait le prédisposer à un avenir tumultueux, il n'eût sans doute pas pensé à certaine émotion furtive, quasi honteuse, qui le troublait lorsqu'il voyait passer un train, un train de nuit surtout, aux stores baissés sur le mystère des voyageurs.
Quant à oser lui affirmer en face qu'à cet instant son patron, Julius de Coster le Jeune, était attablé à l'Auberge du Petit-Saint-Georges et s'enivrait consciencieusement, cela eût été sans sel comme effet, car Kees Popinga n'avait aucun goût pour la mystification et il avait son opinion sur les gens et sur les choses.
Or, en dépit de toute vraisemblance, Julius de Coster le Jeune était bel et bien au Petit-Saint-Georges.
Et, à Amsterdam, dans un appartement du Carlton, une certaine Paméla prenait un bain avant d'aller chez Tuchinski, qui est le cabaret en vogue.
En quoi cela pouvait-il toucher Popinga ? Et encore qu'à Paris, dans un petit restaurant de la rue Blanche, chez Mélie, une certaine Jeanne Rozier, qui était rousse, fût attablée en compagnie d'un nommé Louis à qui elle demandait, en se servant de moutarde :
— Dis donc, Loulou. Comment une proposition peut-elle signifier le monde ? Il me semble que signifier, pour une proposition simple, veut dire représenter un état de choses par une image, à condition qu'il y ait un rapport d'homologie, d'isomorphisme entre les éléments de la proposition et les états de choses. Mais je n'en suis pas bien sûre...
Et le nommé Louis répondait:
— C'est bien ça. Les signes de la langue n'ont de pouvoir signifiant qu'en tant que mots ou signes mis en position de phrase. Un signe n'a qu'une valeur virtuelle, différentielle ; il ne prend valeur réelle que dans le cadre d'une phrase. Nous devons donc renoncer à l'analyse de la proposition en termes séparés. Il n'est pas question de considérer qu'un terme général a un sens qu'il désigne. C'est une expression non saturée, vide. Quant à moi en tout cas, je m'inscris en faux contre Aristote et je suis Frege dans son analyse de l'expression prédicative.
— C'est bien pour ça que je t'aime, Loulou.
— Ouais, bon. Mais pour ta gouverne, sache que Verlaine regardait comme une véritable hérésie gastronomique le fait de manger de la moutarde avec du ragoût de mouton ; c'était, d'après lui, un trait d'inélégance et presque de barbarie !
(Maurice Cucq, Georges Sim et le Dasein)
Maniabilité
Le 11 mai 1903, alors qu'il aide sa mémé à éplucher des pommes de terre, le jeune Martin a une illumination : le propre de l'étant maniable (ici le couteau à éplucher) est de s'effacer pour ainsi dire derrière sa maniabilité !
Mais il note qu'il y a cependant des modes de la préoccupation quotidienne dans lesquels l'étant maniable s'impose à l'attention, lorsque par exemple l'outil s'avère inutilisable, qu'il est manquant ou qu'il dérange. Ces modes déficients de la préoccupation quotidienne mettent en évidence les conditions de possibilité d'un regard théorique, à savoir la démondanéisation de l'étant maniable par laquelle il peut apparaître comme une chose simplement donnée, ein Nur-Vorhandenes.
Le couteau à éplucher, lui, n'était pas une chose donnée mais seulement prêtée, car sa mémé tenait beaucoup à le récupérer (elle faisait souvent de la purée, et il était en outre le seul souvenir qui lui restât de sa mère).
(Jean-René Vif, Scènes de la vie de Heidegger)
Instant critique
« Arrivé au passage du livre de Frobenius qui dit qu'il n'existe que trois algèbres associatives à division de dimension finie sur le corps commutatif des réels, ma pensée était de me détruire. » (Charles-Jean de La Vallée Poussin, Souvenirs mathématiques, Bruxelles, Dewit, 1929)
(Włodzisław Szczur, Mathématique du néant)
Fichte, Schelling et l'Absolu
« Elle n'a sûrement pas pensé à ce témoin gênant. Mercredi, Glenna Duram, une Américaine d'Ensley Township, une petite ville du Michigan (États-Unis), a été reconnue coupable du meurtre de son époux en mai 2015.
La femme avait tiré à cinq reprises sur Marty Duram, son mari, avant de retourner l'arme contre elle. Blessée à la tête, elle avait survécu à ses blessures. Dans un premier temps, les enquêteurs étaient à la recherche d'une tierce personne qui aurait tiré sur le mari et sa femme.
Mais c'est un témoin de la scène un peu particulier qui va permettre de faire avancer l'enquête. Le couple possédait en effet un perroquet gris du Gabon, prénommé Bud. Pris en charge par les parents de la victime après le drame, le volatile ne va cesser de répéter cette phrase: "L'Absolu objectivé n'est plus l'Absolu", éveillant les soupçons de ses nouveaux maîtres. "Je suis personnellement convaincu qu'il était là, qu'il s'en souvient et qu'il le dit", affirme depuis lors le père de la victime.
Un spécialiste des perroquets a analysé les paroles du volucre et a assuré que ce dernier reproduisait la dispute du couple à laquelle il avait assisté — querelle qui renouvelait apparemment celle qui opposa Johann Gottlieb Fichte à Friedrich Schelling, le premier accusant le second "d'absolutiser gratuitement la Nature". Les parents de la victime en ont donc informé les enquêteurs.
Bien qu'elle ait nié avoir tué son mari et ait rédigé de nombreuses lettres d'adieu, Glenna Duram a donc été confondue par son perroquet. Sa peine sera fixée à la fin du mois d'août. » (Ouest France, 21 juillet 2017)
(Jean-Guy Floutier, Philosopher tue)
Colloque mondain
Été déjeuner avenue de Villiers chez Mme Miklowska.
Jaccard, plus lamentable de visage que jamais, définissait l'existence « un fromage de chèvre » ; « Ça sent le bouc » disait-il encore. Jaccard ne trouve pas de talent au Grand Tout. Il y a de la « bassesse d'âme » dans le cosmos.
À propos de fromage, comme je parlais de ceux qu'a chantés Virgile, Jaccard me disait que les fromages de ce dernier sont du genre de Saint-Nectaire, etc.
(Marcel Banquine, Exercices de lypémanie)
Farce
Étang de Soustons, deux heures de l'après-midi. Allongé sur un tapis de frais gazon, je lisais le livre de recettes d'Apicius De Re Coquinaria qui contient des indications pour farcir les poulets, les lièvres, les porcs et les dormouses 1.
Tout à coup, foudroyé par une réminiscence de vocabulaire : « La reginglette se compose d'une longue branche de châtaignier ou autre bois flexible que l'on replie de force sur elle-même, de manière néanmoins à lui laisser toute son élasticité. »
Si j'avais été seul, j'aurais instantanément ingéré une dose de taupicide. Jamais je n'ai ressenti avec une telle violence le besoin de mettre un terme à tout ça.
1. La plupart des farces décrites se composent de légumes, d'herbes et d'épices, de noix et d'épeautre ; souvent, elles contiennent du hachis de foie, de cervelle ou d'autres viandes.
(Robert Férillet, Océanographie du Rien)
Illusions perdues
Enfant, on babille, on construit des édifices miniatures avec ses « plots », on tourmente des insectes et des batraciens : c'est l'époque innocente des jeux et des ris. Puis on lit Les Cigares du pharaon, et c'en est fini de l'innocence, des jeux et des ris.
Quand Tintin ôte leur cagoule aux conjurés et que l'on découvre Mr et Mrs Snowball, ces époux Snowball que l'on aurait juré être de bénins « rosbifs » amateurs de thé, de scones et de cricket, on perd à jamais la confiance que l'on avait mise dans le monde des adultes. Tout, chez les « grandes personnes », ne vous semble plus qu'hypocrisie et vilenie dissimulée.
Quelques années plus tard, la vacuité de l'être vous apparaît et l'idée du Rien s'enfonce dans votre pachyméninge « comme une lame de faucheuse dans la terre désagrégée d'une taupinière ».
Mais le premier choc, et le plus violent, celui qui vous a dessillé, ce sont bien les duplices époux Snowball qui vous l'ont infligé.
(Hermann von Trobben, Le Monocle du colonel Sponsz)
vendredi 18 mai 2018
Rien de grave
Un salarié du magasin Monoprix du Raincy, en Seine-Saint-Denis, s'est donné la mort ce jeudi matin. Cet homme, qui travaillait depuis trente-quatre ans dans le groupe, a sauté du troisième étage du bâtiment, situé sur l'avenue de la Résistance, près de la gare RER du Raincy, à 7 h 25.
Le magasin n'est resté fermé que quelques heures et a rouvert vers 11 heures, comme le confirme la direction du groupe Monoprix.
« La décision a été prise en concertation avec les équipes » explique la directrice de la communication de Monoprix, Marion Denonfoux, qui ajoute que « plusieurs experts ont confirmé que la reprise du travail protège les salariés dans de telles situations ».
Ce vendredi matin, plusieurs clients rencontrés à la sortie du magasin disent avoir questionné les caissières au sujet de la fermeture de quelques heures de la veille. « J'ai demandé ce qui s'était passé » lâche une cliente. Réponse des salariés : « rien de grave ».
Réminiscence de Lucrèce et d'Épicure ? Dans ses Pensées sur la mort et l'immortalité (1830), Ludwig Feuerbach rappelle qu'à l'instar de l'homme du nihil, les Anciens n'étaient pas convaincus que la mort fût un mal, et donc pas non plus « une grosse affaire ». (France Bleu, 6 octobre 2017)
(Martial Pollosson, L'Appel du nihil)
La semaine des victimes de la « temporalité du temps »
« La Semaine bleue, action nationale consacrée aux retraités et personnes âgées, se déroule à partir de lundi. La Ville, le Centre communal d'action sociale et la résidence Les Prunelles proposent de nombreuses activités aux seniors mais aussi aux plus jeunes de Romorantin et de Pruniers pour "mieux vivre ensemble".
Lundi, au château de Beauvais, premier rendez-vous intergénérationnel, avec promenade et jeux d'adresse, suivi d'un pique-nique (reporté en cas d'intempéries). L'association de médiation animale Iaca proposera un atelier à partir de 14 h 30 pour apprendre à tisser des liens naturels entre humains et animaux. Les participants seront invités à discuter de la philosophie de Frédéric Nietzsche avec une gerbille de Mongolie.
Mardi, place à la musique avec Manu, des Copains d'abord, qui chantera Brassens à 14 h 30.
Mercredi, les "vieux jetons" et les moutards auront le choix entre "une gourmandise de légumes" et "comment fabriquer des bonbons". Le lendemain, tout le monde sera convié à écouter des "histoires et chansons de doudous" avec les enfants du relais d'assistantes maternelles des structures petite enfance.
Mercredi, aux Prunelles à Pruniers, et jeudi, à l'espace Robert-Serrault, Pascal Gomez animera une séance sur les bols tibétains. Moment de relaxation garanti !
Final en apothéose avec concours de belote au château de Beauvais, mais auparavant, de 10 h à 11 h 30, se tiendra un stand pour "écrire à la plume comme autrefois", et à 14 h, au cinéma le Palace, aura lieu une projection du film "Le Dasein s'est échappé" de Terence Fischer, avec Christopher Lee dans le rôle de l'infernale créature heideggérienne.
Un formidable programme qui vous donnerait presque envie d'être vieux, et qui démontre en tout cas que la vieillesse n'est pas forcément, comme le pensait le romancier Romain Gary, une chose "catastrophique", "atroce" et "dégoûtante". » (La Nouvelle République, 30 septembre 2017)
(Francis Muflier, L'Apothéose du décervellement)
Aux choses mêmes !
« C'est un suicide macabre qui s'est déroulé vendredi vers 19 heures. Un homme de 42 ans se serait troué le crâne avec une perceuse avant de s'administrer de la mort-aux-rats. Secouru par les pompiers qu'avait alertés la sœur de la victime qui vit dans le même immeuble, l'homme, dépressif, a été transporté à l'hôpital de la Timone à Marseille. Il est malheureusement décédé hier matin des suites de ses blessures.
Selon les premiers éléments de l'enquête, le désespéré aurait été influencé par la lecture d'un article d'Eugène Fink intitulé "Le problème de la phénoménologie d'Edmond Husserl", publié dans la Revue internationale de philosophie en 1939 (on en a retrouvé un exemplaire dans sa commode, caché sous des chaussettes). Dans cet article, Fink écrit que "la radicalité d'une philosophie est fonction de la radicalisation de son problème" et explique que la méthode husserlienne offre un nouveau départ radical dans la recherche du sens de l'être : "Dans ce retour étonné à l'étant (l'existence des choses), l'homme s'ouvre à nouveau et pour ainsi dire originairement au monde, il se trouve à l'aube d'un nouveau jour du monde, où lui-même et tout ce qui est commencent à apparaître sous une nouvelle lumière, où la totalité de l'étant s'offre à lui d'une manière neuve".
Sans doute, la promesse d'un nouveau commencement, l'étonnement devant ce qui est, la méthode pour rejoindre l'immédiateté du donné, c'est-à-dire la démarche de la philosophie de Husserl, tout cela devait éveiller l'intérêt du malheureux qui, selon sa sœur, "baignait déjà dans une manière de penser bergsonienne" et était "attentif aux données immédiates de la conscience".
D'après les enquêteurs, l'homme aura sans doute voulu revenir d'un coup "aux choses mêmes", ulcéré qu'il était par les conceptions positivistes de son époque. » (La Provence, 24 octobre 2010)
(Jean-Guy Floutier, Philosopher tue)
Sanchopançaïsme nihilique
« Suicidé je suis né, suicidé je demeure : je ne perds ni ne gagne.
— Tu parles d'or, ami Sancho ! »
(Luc Pulflop, Prière d'incinérer. dégoût)
Deux « amis de la sagesse »
En 1964, Gabriel Marcel rencontre Emmanuel Levinas à l'Université Libre de Bruxelles et lui parle de la mort :
« C'est ma compagne la plus fidèle ; elle ne me quitte pas depuis l'enfance, elle est à l'intérieur de moi. La mort fonctionne en moi, sans repos, comme le sable coule dans un sablier. »
Il confesse ensuite sa phobie des insectes, qui menacent de dévorer son corps, exprime sa peur du morcellement et de la décomposition, évoque l'abîme qui le regarde « avec ses yeux », et sa sensation qu'on le « martyrise avec des couteaux empoisonnés ».
Levinas, pris de court et passablement embarrassé, lui conseille alors de « prendre un peu d'aspirine et un léger purgatif », de se faire « quelques frictions avec du vinaigre » et « ça passera ».
(Johannes Zimmerschmühl, Pensées rancies et cramoisies)
Un petit sacripant
Un jour que sa mère traitait Heidegger d'« être vide et indéterminé » parce qu'il ne s'était pas lavé derrière les oreilles, il lui rétorqua non sans quelque suffisance : « Il est totalement erroné de parler de l'indétermination et du vide de l'être ».
On voit que dès cette époque — il n'avait alors que douze ans —, Heidegger avait compris que la déterminité de l'être n'est pas l'affaire de la simple acception d'un terme !
(Jean-René Vif, Scènes de la vie de Heidegger)
Corde universelle
Le théorème de la corde universelle, dû au mathématicien Paul Lévy, décrit une propriété des fonctions f continues sur un intervalle [a, b] et telles que f (a) = f (b). Mais il évoque aussi le célèbre aphorisme de Cioran disant que dès qu'on sort dans la rue, « extermination » est le premier mot qui vient à l'esprit.
(Włodzisław Szczur, Mathématique du néant)
Longwy : « On s'entraide, c'est ça la société de demain »
« Un tour de France de l'agroécologie, c'est ce que propose l'association Fermes d'avenir. Une Longovicienne, Marie-Hélène Wirich, est actuellement dans le Sud pour participer à cette expérience pendant plusieurs jours. "Fermes d'avenir est une association qui aide à l'installation de microfermes. Elle promeut la permaculture, la préservation des petits producteurs locaux, la biodiversité, l'homicide de soi-même...", explique la trentenaire avant de se reprendre et d'ôter l'homicide de soi-même de la liste (sa langue avait fourché).
Des préoccupations qu'elle retrouve auprès des personnes qui participent au Fermes d'avenir Tour. Au programme : des visites de fermes, des rencontres avec des producteurs locaux, des dégustations... "Ça permet de tisser une carte de France de l'agroécologie et de créer du lien. C'est incroyable, l'énergie que les gens peuvent déployer pour leurs idées. Et pas seulement les suicidés philosophiques, dont on connaît l'incroyable persévérance quand il s'agit de se détruire !", souligne la jeune femme.
À chaque étape, qui dure quelques jours, c'est une petite communauté qui s'installe et accueille du public. Un restaurant et un bar bio, une boulangerie paysanne avec four à bois sont installés, tout comme un camping avec toilettes sèches où l'on peut "caguer" écologiquement tout en lisant les œuvres de l'idéaliste allemand Johann Gottlieb Fichte, connues pour faciliter le proverbial "transit intestinal". » (Le Républicain Lorrain, 1er août 2017)
(Francis Muflier, L'Apothéose du décervellement)
Quartier nègre (Georges Simenon)
— Je ne vois que des nègres, avait murmuré Germaine, alors que le navire manœuvrait encore et que, du haut du pont promenade, elle voyait se rapprocher lentement un quai où attendaient deux rangs de dockers noirs.
Et son mari avait murmuré sans conviction :
— Évidemment !
Pourquoi évidemment, puisqu'ils étaient à l'entrée du canal de Panama, c'est-à-dire en Amérique centrale ? N'auraient-ils pas dû apercevoir des Indiens ?
Il y avait deux heures de cela et ils avaient eu d'autres occasions d'étonnement. Ils étaient vêtus de toile blanche, tous les deux coiffés d'un casque colonial. Dupuche qui parlait l'anglais mieux que sa femme avait discuté avec un nègre qui, en échange de ses bagages, lui avait remis un bout de carton avec un numéro en grommelant :
— Washington Hotel ?
— Yes ! avait-il répliqué, stupéfait, car c'était là qu'il comptait descendre.
Ceux des passagers du Ville de Verdun qui continuaient le voyage jusqu'à Tahiti descendaient à terre en se bousculant, car le bateau n'escalait que trois heures avant de pénétrer dans le canal. On apostrophait les Dupuche.
— Vous restez longtemps à Cristobal ?
— Notre bateau arrive dans deux jours...
— Bonne chance !...
Le soleil aidait à vous dépayser, et aussi l'uniforme des douaniers, des agents, des soldats américains qui gardaient le port et les rues voisines. Des nègres vous happaient au passage, pour vous entraîner dans leur auto, mais Germaine préféra une voiture attelée d'un cheval et surmontée d'un petit taud blanc d'où pendaient des glands de rideau.
— Nous allons apporter à ces nègres la morale et l'esthétique, dit Dupuche. Le poète Jules Lemaître n'a-t-il pas écrit : « Chers primitifs, ô Bamboulas, benjamins de la terre antique, grands innocents qui n'avez pas de morale ni d'esthétique » ?
— Si, confirma Germaine. Mais comment allons-nous procéder ?
— Hum... Et si on organisait une lecture publique d'Art et scolastique de Maritain ? Le thomisme me paraît être un bon point de départ...
— Excellente idée, dit Germaine. Mais ces nègres pourront-ils comprendre que, chez Maritain, le fondement de la doctrine de l'être est le principe d'identité qui justifie en droit une « raison d'être » intelligible ?
— Ma foi, nous verrons bien.
(Maurice Cucq, Georges Sim et le Dasein)
Un fieffé gredin
Dans son livre poignant intitulé Philosophie und Moral in der kantischen Kritik, l'« ami de la sagesse » Gerhard Krüger (1902‒1972) se livre à une tentative paradoxale : celle de comprendre Kant à partir de l'anthropologie conçue comme une herméneutique morale du Dasein.
Comme le pénible Levinas mais par d'autres moyens, Krüger veut prendre ses distances avec Heidegger pour qui la raison décisive de la finitude de l'homme est la mort, tandis que pour Kant, c'est l'obéissance morale au commandement inconditionné.
Mais dès le premier chapitre, le philosophe doit se rendre à l'évidence : la perversité instinctive du Dasein, sa propension irrésistible au mensonge, et les impulsions morbides auxquelles il se livre avec délectation dans ses survêtements bariolés, rendent impossible une interprétation fondamentalement morale de l'étant existant.
(Léon Glapusz, Mélancolie bourboulienne)
jeudi 17 mai 2018
Homonymie fatale
Les voisins sont sous le choc. Lundi après-midi, une femme a découvert à Verberie le corps sans vie de ses parents, à qui elle était venue rendre visite. « Il s'agirait d'un homicide, suivi d'un suicide », précise-t-on au parquet de Senlis.
Georges et Éliane Rigaux habitaient leur maison de la rue Juliette-Adam, à deux pas de la mairie, depuis des décennies. Selon nos informations, Éliane, 74 ans, était atteinte de la maladie d'Alzheimer. Son état de santé se dégradait de jour en jour et Georges, 83 ans, avait de plus en plus de mal à le supporter. Lundi, l'homme aurait tué sa femme à l'aide d'un pistolet. Puis il aurait tué leur jeune berger allemand avant de retourner l'arme contre lui.
Les policiers précisent qu'il n'existe aucun lien entre les défunts et le dadaïste Jacques Rigaut, auteur de l'Agence Générale du Suicide et lui-même suicidé, « ça ne s'écrit d'ailleurs pas pareil ». (Le Parisien, 20 avril 2011)
(Martial Pollosson, L'Appel du nihil)
Silicea
Quel suicidé philosophique ne se reconnaîtrait dans ce portrait moral tracé par Georg Heinrich Gottlieb Jahr dans son Nouveau manuel de médecine homœopathique :
« Humeur mélancolique et envie de pleurer. — Nostalgie. — Anxiété et agitation. — Humeur taciturne : on est concentré en soi-même. — Inquiétude et mauvaise humeur pour la moindre chose, provenant de grande faiblesse nerveuse. — Scrupules de conscience. — Grande disposition à s'effrayer, surtout au bruit. — Découragement. — Morosité, mauvaise humeur et désespoir avec dégoût profond de la vie 1. — Disposition à se fâcher, opiniâtreté et grande irritabilité. — Répugnance pour le travail. — Apathie et absence d'intérêt. [...] — Idées fixes; on ne songe qu'à des épingles, on les craint, les cherche, et les compte partout. »
Et pour remédier à tout cela, le bon docteur Jahr préconise l'emploi, non du colt Frontier au canon de dix centimètres ni du taupicide mais... de la silice (silicea) !
Ô sancta simplicitas !
1. C'est nous, Férillet, qui soulignons.
(Robert Férillet, Nostalgie de l'infundibuliforme)
Principes de la nature et de la grâce fondés en raison
« Un drame conjugal s'est déroulé ce jeudi en fin de matinée dans une maison occupée par un couple de septuagénaires sur la commune de Villard-de-Lans.
Après qu'elle lui eut posé la question leibnizienne "Pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien", l'homme de 79 ans a violemment frappé son épouse à la tête avec un maillet. Le forcené s'est ensuite rendu dans son atelier où il a tenté de mettre fin à ses jours en s'égorgeant avec une disqueuse "pour se prouver à soi-même que rien n'est", selon les premiers éléments de l'enquête.
Entre-temps, sa femme, bien qu'ayant perdu beaucoup de sang, a eu la force d'appeler les secours. Très gravement blessés, l'épouse et son mari ont été pris en charge par les sapeurs-pompiers et une équipe du Samu avant d'être transportés par l'hélicoptère de la Sécurité civile à l'hôpital Michallon de Grenoble-La Tronche. Leurs jours sont toujours en danger.
L'enquête a été confiée aux gendarmes de la compagnie de Grenoble, qui ont commencé à compulser la Monadologie "pour en avoir le cœur net". » (Le Dauphiné, 24 novembre 2016)
(Jean-Guy Floutier, Philosopher tue)
On ne joue plus
Le constipé, qu'il produise son effort dans une casemate obscure ou à la lumière de lampes aveuglantes, entraîne avec lui une impression de solitude et de déchirement sous l'emprise de l'angoisse. Le peintre et sculpteur Alberto Giacometti a-t-il connu de première main ce si terrible tragique ? À voir ses œuvres, on le jurerait 1.
1. Cependant, dans les années 60, Giacometti offre à la Fondation Maeght un nombre important de bronzes.
(Raymond Doppelchor, Océanographie du Rien)
92 jours (Larry Brown)
Monroe est passé me voir un jour, peu après mon divorce. Il avait de la bière. J'étais content de le voir. J'étais surtout content de voir sa bière.
« Tu prends tout ça comment ? m'a-t-il demandé.
— Pas mal, je suppose.
— Voilà une bière.
— Merci.
— Les femmes ! il a dit. Bordel.
— Ouais. Je le soupçonnais depuis longtemps mais maintenant j'en suis sûr : la femme ne peut concevoir ce qu'est le sujet transcendantal, ni les concepts purs, encore moins les catégories de l'esprit. La femme est l'être de l'instant, elle ne connaît pas l'éternité, elle n'est pas immorale, mais amorale. Elle ne fait la différence entre le bien et le mal qu'en fonction de sa préoccupation propre. Weininger a raison de dire que la femme n'est que ce que l'homme en fait, qu'elle est "sous le joug du phallus". La femme est la matière, l'homme est la forme. Les femmes sont incapables de conscience, elle ne peuvent que calculer l'avantage matériel que leur procure la réalité ambiante. La femme, au mieux, ne peut qu'imiter l'homme.
— Je sens chez toi, a dit Monroe, une nostalgie de l'éternité que ta caractérologie reflète par ce dualisme philosophique : l'Homme est le Tout, la Femme le Néant, l'Homme le spirituel, la Femme le matériel dans son expression la plus mortifère et dégradante. Dans le fond, t'as raison. Tiens, prends une autre bière. »
(Étienne-Marcel Dussap, Forcipressure)
Ressuscitation par le fondement
L'anecdote suivante, relatée par Herman Boerhaave dans son ouvrage Institutions de médecine (1708), montre qu'il est parfois bien difficile de distinguer le vivant du mort, même quand l'individu concerné n'est pas un sectateur du Rien s'efforçant de « faire le mort, comme un cloporte » à l'image du héros de Crisinel.
« Dans le Brabant, nous dit Boerhaave, un jeune homme de condition, l'unique espoir d'une grande famille, est porté chez lui, froid, sans vie, on le croit noyé. Il eût été enseveli, si quelqu'un au fait de la physique, qui se trouva par bonheur présent, n'eût imaginé de faire rouler le prétendu cadavre sur un tonneau, de lui souffler fortement de l'air par l'anus, et de le retourner enfin de tant de façons, qu'il recouvra la respiration, l'usage de ses sens, et survécut bien des années à une mort si certaine en apparence. »
Ressuscité par le fondement ! Comme le dit Pythagore, « la vie n'est-elle pas surprenante ? »
(Johannes Zimmerschmühl, Pensées rancies et cramoisies)
Théorème de Mahler
Le théorème de Mahler est ancré dans la tradition austro-allemande, celle de Jean-Sébastien Bach, de la première école de Vienne et de la génération romantique (Robert Schumann, Johannes Brahms, Felix Mendelssohn, etc). On peut aussi trouver comme des anticipations de ce théorème dans les vastes symphonies de Franz Liszt et d'Anton Bruckner à thématiques métaphysico-existentielles. Il offre un analogue du développement en série de Taylor pour les fonctions continues à valeurs p-adiques et dont la variable prend des valeurs p-adiques. Il est à la fois sévère, tragique et déchirant. La différenciation des polynômes y est rendue par le cor et le basson.
(Włodzisław Szczur, Mathématique du néant)
Pruneaux
Le 9 septembre 1916, à la cantine de l'université, un serveur recommande le brie (Ich empfehle Herrn Briekäse) à Heidegger qu'il voit sur le point de choisir les pruneaux. Celui-ci sort de ses gonds existentiaux et rétorque : « Je suis un homme libre et, en tant que tel, je suis libre de manger des pruneaux où et quand bon me semble ». Heidegger est à bout de nerfs et l'équilibre de son Dasein ne tient plus qu'à un fil.
(Jean-René Vif, Scènes de la vie de Heidegger)
Une histoire qui sent mauvais
On sait que le gendarme Merda — thaumaturgie du mot ! — fracassa d'un coup de pistolet la mâchoire de Robespierre, du moins s'il faut en croire la légende thermidorienne. Mais on sait moins que le colonel Merdier (Jean Étienne) fut chargé, durant les Cent-Jours, de l'organisation et du commandement de sept bataillons de grenadiers de la garde nationale dans le département de l'Orne.
(Marcel Banquine, Exercices de lypémanie)
Une dose matin et soir
« Désolé les amis ». Les derniers mots sont écrits au feutre sur un tableau blanc dans la salle de repos de l'unité cynophile. Quelques instants plus tard, David, 31 ans, s'est rendu dans l'armurerie et s'est tiré une balle dans la tête. Son corps sans vie a été retrouvé ce dimanche vers 9 heures par un de ses collègues de la police ferroviaire qui venait travailler sur ce site SNCF de Villeneuve-Triage.
Juste avant son suicide, cet agent de la surveillance générale (Suge) a écrit ses dernières volontés. Elles étaient pour son chien. « Jasper est dans ma voiture. Ses croquettes également. Une dose matin et soir. » Il a demandé qu'une de ses collègues en particulier récupère l'animal pour qu'il ait « une belle vie ».
Coïncidence troublante, dans son œuvre, le philosophe Karl Jaspers — presque le même nom que le chien ! — rapproche le suicide de l'ascèse monastique, car ce sont deux modalités de « négation inconditionnée » du monde. Le suicidaire et l'ascète, affirme-t-il, sont « deux héros de la négativité » en quête d'éternel. Par leur sacrifice solitaire, ils attirent notre attention sur l'existence d'une réalité invisible. Leur « acosmisme » ou perte du monde nous éveille à la précarité de la vie (K. Jaspers, Philosophy, t. 2, 1970, p. 261-279). (Le Parisien, 17 décembre 2017)
(Martial Pollosson, L'Appel du nihil)
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