Gragerfis
prétend que, soucieux de toucher un plus large public, l'homme du nihil
caressa un temps l'idée d'écrire un livre de témoignage « choc, vrai et
immersif » intitulé J'ai joué au ping-pong avec Roland Jaccard (et aux
petits chevaux avec Linda Lê). Mais d'une part, les éditeurs pressentis
trouvèrent ce titre trop long, d'autre part, son à-quoi-bonisme ne
tarda pas à reprendre le dessus et l'empêcha de mener ce projet à bien.
Un
sceptique patenté ne devrait jamais épouser quelqu'un qui ne l'est pas.
À vrai dire, il ne devrait épouser personne. À vrai dire, personne ne
devrait épouser personne. L'autrui du philosophe Levinas est par trop
épouvantable.
Aujourd'hui,
l'Ecclésiaste se verrait prescrire du Prozac ou tout autre substance
médicamenteuse permettant de voir « la vie en beau ». Il arrêterait de
proclamer la futilité et l'inanité de toute action humaine, ce qui nous
ferait des vacances.
Oui,
souffrance que ce monde-ci. Malgré toutes les « mijoles », tous les « biberons Robert » et tous les fondements (de l'historialité du Dasein)
dont il est saturé.
Lorsqu'on
voit ces hideuses mémères, ces grosses dondons, ces « vieilles biques »,
on se demande comment on a pu être assez bête pour souffrir, étant
jeune, par le « beau sexe ». Contemple-les, mon âme, elles sont vraiment
affreuses ! — Mais il y a pire que ce remords : quand, cinq minutes
après avoir croisé l'un de ces spécimens, on aperçoit un tendron, on
serait prêt à souffrir comme devant. Ô vanité des vanités ! Ô rictus
bestial de l'existence !
La
femme ne s'investit jamais à cent pour cent dans une « relation
sentimentale ». C'est d'ailleurs pour cela qu'elle a une grande facilité à « tourner la page » (comme elle dit). Elle aime tourmenter, mais se lasse
(plus ou moins vite) de tourmenter la même personne. Elle aime le
changement. Par-dessus le marché, comme l'a bien vu Weininger, elle n'a
pas d'âme. Quant à l'homme, c'est une autre histoire : c'est un couillon — et nous ne faisons pas ici référence au chef cuisinier Alexandre
Couillon qui, avec son épouse Céline, dirige le restaurant La Marine à
Noirmoutier.
La « matière », ainsi que l'appellent les physiciens, plonge l'homme du
nihil dans une grande perplexité. Il ne sait pas si c'est du lard ou du
cochon. Encore et toujours, il se heurte à la sempiternelle question :
qu'y a-t-il de réel dans le « réel » ? Il est à la fois un « indéterminé du
proton » et un « inquiet du noyau ».
On
peut lire dans les Histoires de Tacite cette confession bouleversante,
qui a toujours ému aux larmes l'homme du nihil : « Nul plus que moi n'a
aimé la vie. Pourtant, elle ne m'a apporté que des déboires, et a fini
par me tromper avec un garagiste de La Bourboule (Puy-de-Dôme). »
L'homme
du nihil est d'un naturel débonnaire et il en faut beaucoup pour le
faire sortir de ses gonds. Mais quand on lui parle de vivre, il voit
rouge.
« 30
avril, 22 heures 35. — Cioran commence à me saouler, avec son “irréparable”. Quelle grandiloquence, ma parole, et quel manque de tact,
chez ce Roumain ! Tu appuies trop, mon ami ! » (Stylus Gragerfis,
Journal d'un cénobite mondain)
L'homme
du nihil raconte que dans son enfance, le boueux empoignait la poubelle
à main nue, la hissait sur son épaule, et en déversait le contenu dans
une carriole tirée par un tracteur ou par un « bourrineau ». À la fin de
sa tournée, le boueux vidait la carriole dans un énorme trou creusé à la
sortie du village : le dépotoir. On n'avait pas encore inventé les « déchetteries », en ce temps-là. Les hommes étaient plus proches de la
nature, moins chochottes, et par conséquent moins névrosés. Des « déchetteries » !!! — « Ô boueux de mon enfance ! Qu'êtes-vous devenus ? », s'exclame, pathétique, l'homme du nihil (au dire de Gragerfis).
Le
Grandiloque des Carpates a raison de dire que le désir de vengeance est
ce qu'il y a de plus profond dans l'être humain. Pourquoi écrirait-on,
autrement ? Certes, les mots sont dérisoires, mais quel autre moyen
avons-nous de nous venger du réel (et des bourrelles qui l'infestent) ?
Les
seules personnes à peu près supportables sont celles qui fuient toute
forme de reconnaissance (à commencer bien sûr par les applaudissements). — Félicite-t-on un porcus singularis, un bigaradier ou une biscotte
confiturée d'être ce qu'ils sont ?
La mère de l'homme du nihil, quand
quelqu'un frappait à sa porte, commençait par dire à l'importun qu'elle « n'avait besoin de rien ». Et elle lui refermait la porte au nez sans
même s'enquérir de ce qu'il voulait. Eh bien, l'homme du nihil, c'est
pareil : il n'a besoin de rien. Juste qu'on le laisse une bonne fois
tranquille. Il en a soupé de la méchanceté des hommes.
Les animaux meurent
avec humilité et une grande dignité — exemples : la chienne Zuzanna,
le « paisse » Jean-Eudes —, contrairement au « monstre bipède » qui fait
un tas de simagrées au point que c'en est presque gênant.
« Cioran dit qu'il lui a fallu toute une vie pour s'habituer à l'idée d'être rouquin. Or il ne l'était même pas ! — Il a dit roumain, pas rouquin. — Oh. »
Pour vivre, il est constant —
cela a été souligné par maints moralistes, notamment le « Grandiloque des
Carpates » — qu'il faut n'avoir aucun sens du ridicule. Cependant, si
l'on est affligé de ce sens, qu'on n'arrive pas à l'étouffer, et que
pour une raison x ou y on veut quand même vivre, il existe une solution :
faire le clown — c'est ce que Dostoïevski appelle « l'existence
ironique ». — Nota bene : Il y a bien aussi l'homicide de soi-même,
mais cette option n'entre pas en ligne de compte puisqu'elle ne permet
pas à proprement parler de « vivre ».
Comme la vie même mais par d'autres moyens — ses « glossolalies », sa calvitie naissante — l'homme du nihil
réalise l'exploit d'être à la fois tragique et ridicule.
Quand
quelqu'un s'avise de qualifier une œuvre — par exemple un arrangement
de mots — de « sublime », on peut parier sans risque de se tromper qu'il
s'agit soit d'un crétin soit d'un lèche-cul (les deux ne sont pas
incompatibles). — Je t'en foutrai du « sublime », moi, tuouaouar ! Salop ! Peau de fesse ! Nerf sciatique ! Grosse vache !
Le nihiliste
russe Dmitri Pissarev, un jour qu'il était « gonflé à bloc », aurait
déclaré qu'une paire de bottes valait mieux que les œuvres de Pouchkine
et de Shakespeare réunis. L'homme du nihil n'a rien à redire à cela,
mais il considère pour sa part qu'une paire de bottes, ou même de
simples chaussons, vaut mieux que la réalité empirique en général (y
compris, bien sûr, les œuvres de ces deux ballots). Il est vrai que les
bottes — ou les chaussons — font aussi partie de la réalité
empirique, mais passons : c'est juste « histoire de dire ».
Sextus Empiricus se
trompe : suspendre son jugement n'est pas suffisant pour parvenir à la
tranquillité de l'âme. Il faut aussi suspendre tout le reste, par
exemple au moyen d'un nœud coulant qu'on a fixé au portique d'entrée du
potager. Il est notoire que l'homicide de soi-même, en annulant les
interactions avec la réalité empirique, permet d'atteindre une quiétude
semblable à celle qui, chez les stoïciens, résulte de la connaissance du
mouvement de l'univers, animé par un air chaud — le pneuma — dans
un processus infini et cyclique d'inspiration et d'expiration.
« 3 avril. — Ce soir, en
rentrant, le vocable hystricognathe, sorti spontanément de ma bouche, a
rempli l'appartement — puis l'univers tout entier. » (Stylus
Gragerfis, Journal d'un cénobite mondain)
Quand on observe
le monstre bipède, on ne peut s'empêcher de penser que Dieu l'a créé en
manière de plaisanterie, ou peut-être par ennui, en tout cas pour « déconner un bon coup ».
Un des
derniers mots de Socrate : « Tu devrais pourtant savoir, Criton, que la
vie est une indicible rémoulade. » — À l'agonie, penser à la rémoulade,
cette sauce piquante consistant en une mayonnaise fortement moutardée,
agrémentée d'ail et de fines herbes, — cela est beau.