Seul celui qui vit de ses rentes peut
se payer le luxe de traiter la « réalité empirique » comme elle le mérite :
comme une vaine fumée. Les autres, ceux qui « exercent un métier », sont
bien obligés de faire semblant d'y croire. Mais c'est dur, oh, c'est
bien dur !
L'homme du
nihil a été plusieurs fois averti qu'il serait banni de la société des
hommes s'il persistait à tenir des « discours haineux » à l'endroit du
Grand Tout. Mais c'est plus fort que lui, c'est ça qu'ils ne veulent pas
comprendre !
Kierkegaard était malheuleux ; Baudelaire était malheuleux ; Hölderlin était malheuleux ; Edgar Poe
était malheuleux ; Tchekhov était malheuleux ; Fernando Pessoa était
malheuleux ; le « Grandiloque des Carpates » était lui aussi, malgré tout,
malheuleux. Mais l'homme du nihil est encore plus malheuleux que tous
ces malheuleux. Car il n'a même pas le talent pour exprimer comme il le
faudrait son « malheul ».
Contrairement
à ce que prétend le satiriste roumain Émile Cioran, le premier
mot qui vient à l'esprit, quand on descend dans la rue, n'est pas extermination mais xéranthème xénotropique (deux mots, en fait).
C'est du moins ce que soutient Gragerfis dans son Journal d'un cénobite
mondain.
Comment ne pas
avoir le « traczir » quand on constate que tout, ici-bas, est teinté de
déliquescence et de mort ? Mais quand on essaie d'imaginer un monde où
il en irait autrement, on est saisi de vertige. Le « monstre bipède »
immortel ! L'horreur à l'état pur.
Le compositeur Igor Stravinsky lisant la
Nostalgie de l'infundibuliforme de Robert Férillet. Cette lecture lui
fut extrêmement pénible et il confiera plus tard à son ami Diaghilev
que, s'il avait eu le choix, il aurait encore préféré passer une nuit
sur le mont Chauve de Modeste Moussorgsky, voire une semaine dans les
steppes de l'Asie centrale de Borodine.
Dans
son Journal d'un cénobite mondain, Gragerfis dit que la vieillesse est « le summum du caguant ». Il estime que vieillir est, au bas mot, cent
fois plus caguant que mourir.
Quand il n'est pas dans son
assiette, l'homme du nihil en viendrait presque à douter si le concept
de reginglette est véritablement capable de rendre compte de l'essence
et des structures du réel (ou s'il ne faudrait pas lui préférer celui de
zérumbet zététique).
« Homme du nihil, que faites-vous actuellement ? — Après avoir, en quelque sorte, fait le tour du néant, je me suis donné
pour mission de penser l'être. Prenant comme point de départ le concept
de reginglette, je vais tenter une déduction logique et systématique du
réel. — Eh bien, il ne nous reste qu'à vous souhaiter bonne chance. »
Pourquoi écrit-on ? Pour faire
l'intéressant, neuf fois sur dix. Mais si l'homme du nihil prenait la
plume, ce serait pour une autre raison (il le jure à mortel) : ce serait
pour dire qu'il n'est PAS CONTENT ; pour dire que TOUT ÇA (la vie, la
temporalité du temps, l'haeccéité, les mégères difformes au faciès
d'hippopotame) est UN PEU FORT DE CAFÉ. Ça le soulagerait peut-être ?
D'après Gragerfis, l'homme du
nihil envisagea un temps de porter plainte contre le Grand Tout pour « violences morales » (n'ayant pas entraîné une incapacité totale de
travail pendant plus de huit jours). Mais la perspective de devoir
expliquer tout ça aux « bourres » le découragea.
Si l'on veut aller par là,
tout, dans la vie, est « relatif au gingembre » : le binôme de Newton, les
maladies des yeux, les manufactures de gants en tissu, les îles Féroé
et le Groenland, tout — jusqu'aux questions métaphysiques et aux
objets de la théologie.
À mesure qu'il
avance en âge, l'homme, pour peu qu'il ne soit pas l'équivalent moral
d'un babiroussa, se dépouille de ses illusions, se détourne de la « réalité empirique » et se pénètre de cette vérité que tout est vain
(sauf peut-être certains vocables tels que lagéniforme et zingibéracé).
Pour Maine de Biran, il y a sous le Moi
une autre réalité qui sert de substratum à la réalité consciente. Par
opposition au Moi, il nomme cette autre réalité « substance ». Robert
Férillet croit également qu'il y a en dehors du Moi quelque chose qui
échappe à la conscience et dont le raisonnement seul indique l'existence : le « pachynihil ».
Comment « digérer » la réalité
empirique ? Pour éviter que l'air ne s'accumule en masse dans l'estomac,
il convient de bien mastiquer chaque bouchée avant de l'avaler.
Gragerfis conseille de prendre une tisane à base de fenouil pour
faciliter la digestion et préconise de boire beaucoup pour éviter que
les selles ne durcissent.
Un
jour qu'il se sentait « gonflé à bloc », le philosophe Victor Cousin se
mit en tête d'examiner son Moi. De son propre aveu, il n'y trouva « absolument rien ».
« Étang
de Soustons, deux heures de l'après-midi. Je ramais. Tout à coup,
foudroyé par une réminiscence de vocabulaire : “Le fibré cotangent d'une
variété différentielle se distingue de son fibré tangent en ce qu'il
est naturellement muni d'une forme différentielle tautologique, dite
forme de Liouville.” Si j'avais été seul, je me serais jeté
instantanément à l'eau. Jamais je n'ai ressenti avec une telle violence
le besoin de mettre un terme à tout ça. » (Stylus Gragerfis, Journal d'un
cénobite mondain)
La vie de
l'homme du nihil peut être décrite — c'est lui-même qui l'affirme —
comme « une tautologie à point de départ arbitraire ». En cela, elle
ressemble assez à la « technique de pensée » de Heidegger.
À
quelques exceptions près (Charles Baudelaire, Thomas Bernhard, Théasar
du Jin), les misanthropes sont aussi détestables que le reste de
l'humanité. Exécrer le monstre bipède est, il est vrai, à la portée du
premier venu. La notion de « club des misanthropes » est donc aussi inepte
que celle de « club des suicidés philosophiques ». De tels conglomérats
ne pourraient être que des nids de bisbilles.
« La chaise n'est pas
dans la conscience », dit le pénible Jean-Paul Sartre au début de
L'Imaginaire. Et lorsque le nihilique regarde une chaise, c'est
effectivement la chaise qu'il vise et non son image dans la conscience.
Mais quand il s'agit de s'asseoir, c'est autre chose : il n'oublie pas
que « rien n'est » et préfère rester debout pour ne pas courir le risque
de s'esquinter le fondement (de l'historialité du Dasein).
Pour empêcher la survenue
d'un événement planifié de longue date mais redouté (par exemple une
visite chez le dentiste), l'homme du nihil fait le mort. Il espère ainsi
figer le temps, mais va te faire fiche : le jour fatal finit toujours
par arriver. Salop de temps ! Dégueulâsse ! Je t'en foutrai d'être
inexorable, moi, tuouaouar ! Salop !
Dans un passage de
ses Historiæ, Salluste dit que les peuples de Mauritanie et de Dalmatie
sont vains et cruels, « beaucoup moins toutefois que certaine mégère
difforme au faciès d'hippopotame qui s'acharne insensément sur le pauvre
Férillet ».
Français ! C'est le
cœur serré que l'homme du nihil a décidé de cesser le combat. Il s'est
d'abord adressé à l'adversaire pour lui demander s'il était prêt à
rechercher avec lui, après la lutte et dans l'honneur, les moyens de
mettre un terme aux hostilités. Mais le « fétide et rébarbatif réel » n'a
rien voulu savoir. Alors...
Contrairement à la
terre, la femme ment. Elle ment sans cesse, elle ment comme elle
respire, avec autant d'impudence qu'un « médecin de plateau ». Cela
inspire à l'étant existant des sentiments mélancoliques et même de
l'horreur.