« Quand j'entends le mot vivre, je sors mon revolver ou du poison. » (Luc Pulflop)
mercredi 5 septembre 2018
Cyprès
Après des séjours dans divers asiles d'aliénés, le peintre Vincent van Gogh se tire, le 27 juillet 1890, dans un champ d'Auvers-sur-Oise, un coup de revolver dans la poitrine ou — les avis divergent — l'abdomen. Revenu boitillant à l'auberge où il loge, il monte directement dans sa chambre. Ses gémissements attirent l'attention de l'aubergiste Arthur Ravoux qui le découvre blessé : il fait venir le docteur Gachet qui lui fait un bandage sommaire et fait prévenir son frère Théo, alors à Paris. Vincent van Gogh meurt deux jours plus tard, à l'âge de 37 ans, Théo étant à son chevet.
Le poëte illuminé Antonin Artaud propagera plus tard l'extravagante théorie selon laquelle van Gogh aurait été « suicidé par la société ». Mais Gragerfis blâme plutôt son « obsession pour les cyprès » et sa « sensibilité d'écorché vif ».
(Johannes Zimmerschmühl, Pensées rancies et cramoisies)
Crapaud
Le Juif errant sembla vouloir résister, mais le cabaliste lui adressa quelques mots inintelligibles, et l'infortuné vagabond commença en ces termes :
« Comme le crapaud, qui ingère sans dommage des proies toxiques, telles que les coléoptères vésicants (cantharides, méloés), des araignées et des chenilles urticantes, je me goinfre de Rien sans que cela n'érode ma pachyméninge. »
Comme le Juif errant en était à cet endroit de sa narration, le cabaliste lui dit : « Mon ami, en voilà assez pour aujourd'hui, car nous sommes au gîte. Tu passeras la nuit à tourner autour de cette montagne, et demain tu nous joindras sur la route. Quant à ce que j'ai à te dire, ce sera pour une autre fois. » Le Juif errant jeta un regard affreux au cabaliste et se perdit dans le creux du vallon.
(Jean-Paul Toqué, Manuscrit trouvé dans Montcuq)
Évasion éphémère
Les vocalises auxquelles se livre ordinairement le suicidé philosophique avant de commettre son geste fatal — « Non, mes yeux ne te verront plus... » — ne sont qu'une illusion jetée sur la réalité de la mort, une évasion dont l'« exilé de l'infini » sait qu'elle est une fuite éphémère, motif baroque par excellence incluant l'instant où il convient de mettre un terme au bel canto : « Es ist Zeit ! », s'exclame-t-il en empoignant son revolver.
En face du festif « homme de la Nature et de la Vérité », le suicidé philosophique est l'être mélancolique et tragique pour lequel l'haeccéité n'est pas une « aventure excitante » mais un supplice inscrit dans la durée, qui étend sa griffe de fer sur le passé, le présent, et aussi la mort.
(Léon Glapusz, Mélancolie bourboulienne)
Inquiétante étrangeté
Qui est ce sinistre vieillard bossu, à longue barbe blanche et petites lunettes rondes, portant lévite et bêret noirs, une canne dans une main et un plaid sous le bras, qui déambule sur le pont du paquebot Ville-de-Lyon et que les « gredins » Ramon Bada et Alonzo Perez soupçonnent être Tintin déguisé ? Le chef du gang auquel appartiennent le docteur Triboulet et son chauffeur ? Nous ne le saurons pas, mais une chose est sûre : il induit chez le lecteur un sentiment de terreur sourde que l'on pourrait comparer à l'inquiétante étrangeté (das Unheimliche en allemand), ce concept freudien théorisant la sensation de malaise qui étreint brutalement l'étant existant et qui lui fait percevoir toute chose comme radicalement étrangère, inconnue, absurde au point d'en être effrayante.
(Hermann von Trobben, Le Monocle du colonel Sponsz)
Amidas, Amidas
« Dans la capitale de l'île de Céos, patrie de Simonide, on ne voyait point de vieillards. L'usage voulait et les lois permettaient la mort volontaire à ceux qui, parvenus à l'âge de soixante ans, n'étaient plus en état de servir la république ; c'était une honte de se survivre à soi-même. Celui qui devait mourir assemblait ses parents, et après s'être couronné de fleurs, comme en un jour de fête, il prenait une coupe de pavot ou de ciguë. Les anciens habitants des îles Canaries, pour honorer leurs dieux, avaient la coutume de se précipiter dans un gouffre, espérant aller jouir de la félicité qui leur était promise pour une aussi belle mort. Le Japonais se noie pour mieux célébrer la divinité Amidas, ou bien il s'enferme dans un tombeau muré de toutes parts, n'y laissant qu'un petit trou pour le passage de l'air : enseveli tout vivant, il appelle sans cesse Amidas, Amidas, jusqu'à ce qu'il succombe de lassitude et de faim. » (Jean-Étienne Esquirol, Des maladies mentales considérées sous les rapports médical, hygiénique et médico-légal, J.-B. Baillière, Paris, 1838)
(Raymond Doppelchor, Océanographie du Rien)
mardi 4 septembre 2018
Projet de roman
Le suicidé philosophique, orphelin de mère, élevé par un père athée dans « l'orgueil d'appartenir à l'élite humaine », a tenté d'empoisonner son Moi au taupicide. Pour éviter le scandale, ce dernier a déposé en sa faveur au tribunal ; le suicidé philosophique a obtenu un non-lieu. Le roman débute au moment où il quitte le palais de justice. Sur le chemin qui le ramène à la propriété d'Argelouse, où il doit retrouver le Moi qu'il a voulu exterminer, le suicidé philosophique fait défiler sa vie, les blessures qui l'ont poussé à commettre ce crime démoniaque : une jeunesse solitaire, un caractère instable, rebelle, mélancolique et tourmenté, et par-dessus tout, une haine incommensurable de l'haeccéité dont le Moi a toujours été, dans son esprit, la sinistre et bourrelante incarnation.
(Marcel Banquine, Exercices de lypémanie)
Impossible sérénité
Comme il serait merveilleux de mourir en consentant à l'inéluctable finitude de la matière vivante, se dit parfois l'homme du nihil. Mais il s'en sait incapable. L'haeccéité lui en a trop fait voir. Il préfère se « faire sauter le caisson », et terminer sa fastidieuse existence par un geste qui exprime une dernière fois — et de façon ô combien détonante — son refus d'être un vulgaire « Dasein ».
(Léon Glapusz, Mélancolie bourboulienne)
Rhétorique
Maniant avec adresse la synecdoque, je dis « les mortels » pour « les hommes ».
(Luc Pulflop, Prière d'incinérer. Dégoût)
Ban du piccolo
Dans le Trésor de Rackham le Rouge, le capitaine Haddock reçoit, à la veille du départ du Sirius, une terrible nouvelle. Son médecin, le docteur Daumière, a diagnostiqué chez lui une « insuffisance fonctionnelle du foie » et lui interdit « toutes boissons alcoolisées (vin, bière, cidre, alcools, apéritifs, et cetera) ».
Cette prescription drastique va à l'encontre des préceptes de Pardule, évêque de Laon, qui recommande, pour dompter le Moi, l'absorption de « pivois » dès huit heures du matin.
Pauvre capitaine, condamné à subir passivement les gesticulations et les grimaces du « sinistre polichinelle », de l'« odieux Moi » !
(Hermann von Trobben, Le Monocle du colonel Sponsz)
Artiste
J'ai beau chercher avec soin, en attendant l'extase — ou, dit de façon peut-être moins excessive, l'enthousiasme —, un marbre sans défaut pour en faire un beau vase, je ne trouve rien ou presque : il n'y a que du sable, des cactées et quelques rocs retors, dans le steppe de mon conscient vitriolé. N'est pas « artiste » qui veut !
(Raymond Doppelchor, Océanographie du Rien)
Fatalisme nihilique
« Plus terrible était le fatalisme avec lequel le suicidé philosophique parlait maintenant de son anéantissement comme d'un événement quasi ordinaire. Il lui était impossible, dit-il, de faire comprendre à des personnes ignorant la notion d'haeccéité la calme résignation avec laquelle il envisageait l'homicide de soi-même comme une échappatoire normale à sa terrible situation. » (M. l'abbé Bouché, Souvenirs d'une rencontre avec le suicidé philosophique à Cherbourg en 1860, Reims, P. Dubois, 1862)
(Johannes Zimmerschmühl, Pensées rancies et cramoisies)
Courge
L'on partit en effet. L'on marcha une partie du jour. On s'arrêta, se rassembla dans la tente du chef. Et lorsque l'on eut soupé, on le pria de continuer l'histoire de sa vie ; ce qu'il fit en ces termes :
« Souvent je pense à cette courge d'Afrique et d'Asie, dont la pulpe sillonnée de fibres coriaces donne, séchée, l'éponge végétale. »
Comme le chef bohémien en était à cet endroit de son histoire, on vint le chercher. Chacun de nous fit quelques réflexions sur une histoire aussi bizarre. Mais le cabaliste nous promit des récits bien plus extraordinaires que devait nous faire le Juif errant, et il nous assura que le lendemain sans faute nous rencontrerions l'extraordinaire personnage.
(Jean-Paul Toqué, Manuscrit trouvé dans Montcuq)
Menaces
Que peut faire le sujet pensant quand tout l'accable, quand le simple fait d'exister l'écrase « comme une mouche sur laquelle se serait assis un éléphant », quand l'atroce museau du monstre bipède le tyrannise continûment ? Téléphoner à la gendarmerie du Pellerin ? Pour l'instant, il se contente d'un simple avertissement : « Si ça continue, ça va mal se mettre, ça va bombarder mais dur ! » Et si cette mise en garde ne suffit pas, ce ne sont pas les moyens qui manquent : taupicide, corde de violoncelle, puits busé... — Alors, « Patience, escalier ! »
(Marcel Banquine, Exercices de lypémanie)
Évidence
L'invention du suicide s'est imposée de force à l'homme, comme celle du rapala.
(Raymond Doppelchor, Océanographie du Rien)
lundi 3 septembre 2018
Effets du transcendantalisme émersonien
Dans une lettre à sa fille écrite en 1848, Mme ** note que le suicidé philosophique, qui autrefois rudoyait un peu son prochain, se fait désormais remarquer par son urbanité. « Son conscient intérieur a été embelli, son humeur est devenue plus régulière, sa vision du monde, jadis si sombre, est ornée de peintures, de vitraux, etc. »
(Robert Férillet, Nostalgie de l'infundibuliforme)
Une belle brochette de psychopathes
« À côté du nom de Jutique, j'ai arraché une énorme toile d'araignée, tout épaissie par la poussière et tendue à l'angle de la muraille. Sous cette toile il y avait quatre ou cinq noms parfaitement lisibles, parmi d'autres dont il ne reste rien qu'une tache sur le mur. — Doppelchor, 1815. — Banquine, 1818. — Robert Férillet, 1821. — Zimmerschmühl, 1823. J'ai lu ces noms, et de lugubres souvenirs me sont venus : Doppelchor, celui qui a coupé l'humanité en quartiers, et qui allait la nuit dans Paris jetant la tête dans une fontaine et le tronc dans un égout ; Banquine, celui qui a assassiné l'idéalisme allemand en s'acharnant tout spécialement sur Johann Gottlieb Fichte ; Robert Férillet, celui qui a tiré un coup de pistolet au Dasein au moment où celui-ci ouvrait une fenêtre ; Zimmerschmühl, ce médecin qui a empoisonné son Moi, et qui, le soignant dans cette dernière maladie qu'il lui avait faite, au lieu de remède lui redonnait du taupicide ; et auprès de ceux-là, Jutique, l'horrible fou qui tuait les enfants à coups d'idiome imagé sur la tête ! » (Victor Hugo, Les derniers jours d'un condamné à mort, 1829)
(Léon Glapusz, Mélancolie bourboulienne)
Chèvre
Dans sa Vie des douze Césars, Suétone rapporte une anecdote qui peint l'odieux Moi tout entier et tout nu : « Caligula avait la taille haute, le teint livide, le corps mal proportionné, le cou et les jambes tout à fait grêles, les yeux enfoncés et les tempes creuses, le front large et torve, les cheveux rares, le sommet de la tête chauve, le reste du corps velu ; aussi, lorsqu'il passait, était-ce un crime capital de regarder au loin et de haut ou simplement de prononcer le mot chèvre, pour quelque raison que ce fût. »
(Raymond Doppelchor, Océanographie du Rien)
Une engeance diabolique
Le mathématicien Euler s'élève dans maints de ses écrits aux plus hautes vérités théologiques, comme en témoigne le passage suivant : « Les esprits forts se moquent quand ils entendent parler des diables : mais comme les hommes ne sauraient prétendre être les meilleurs de tous les êtres raisonnables, ils ne sauraient non plus se vanter d'être les plus méchants ; il y a sans doute des êtres beaucoup plus méchants que les hommes les plus méchants, et ce sont les diables. » — Gragerfis, qui cite ces mots d'Euler dans son Journal d'un cénobite mondain, ajoute que les diables excellent à prendre une apparence presque humaine, en particulier celle de dondons acariâtres.
(Johannes Zimmerschmühl, Pensées rancies et cramoisies)
Corymbe
Le chef bohémien, me voyant quelques dispositions à me fâcher, voulut donner un autre tour à la conversation et dit : « Si la société le trouve bon, je continuerai l'histoire que j'avais commencée hier. » Rébecca dit que rien ne pouvait lui être plus agréable, et le chef commença en ces termes :
« Le corymbe (latin corymbus, du grec korumbos, grappe) est une inflorescence dont les pédoncules naissent de différents points de la tige et s'élèvent tous à peu près à la même hauteur. — "Tandis que je me vautrais dans une inaction propice à l'annihilation du Moi, un gel tardif a rôti mes blancs corymbes." »
Ici, le chef des Bohémiens s'arrêta et, prétextant un besoin pressant, disparut derrière un buisson.
(Jean-Paul Toqué, Manuscrit trouvé dans Montcuq)
Le Grand Jeu
« Sans le savoir, l'homme du nihil était pris dans un engrenage fatal. Après le jeu dangereux et les émotions du commerce avec le Rien, on se résigne rarement à accepter la vie rangée du petit épicier de Montrouge ou celle du paisible employé. Il faut, pour en arriver à cette sagesse, le poids des années sous lequel on sent la vanité de toutes choses... Mais il n'avait alors que trente-huit ans. »
(Marcel Banquine, Exercices de lypémanie)
Herméneutique
L'homme déféquant, au terme de son affaire, rencontre tout naturellement, alors qu'il se reboutonne, l'instance de l'herméneutique (dont le thème directeur est, faut-il le rappeler, l'ouverture du sens par la situation).
(Raymond Doppelchor, Océanographie du Rien)
Des célibataires endurcis
Selon toute apparence, les policiers Dupond et Dupont sont des « vieux gars » et on les imagine bien, à l'automne de leur vie, en route vers l'hospice de Gouyette pour y couler des jours paisibles. Mais les deux virtuoses du contrepet supporteront-ils l'ambiance austère qui règne dans cet hospice dirigé par des sœurs ? Et ces dernières pourront-elles se faire à leur humour absurde et pince-sans-rire ? Rien n'est moins sûr...
(Hermann von Trobben, Le Monocle du colonel Sponsz)
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