Si
quelqu'un est hostile au changement, à toute espèce de changement,
c'est bien l'homme du nihil. Il trouve que « ça va déjà assez mal comme
ça, merci ».
Pour
faire disparaître les lourdeurs d'estomac, il y a plus efficace que la
tisane au fenouil, il y a... la mort. Peu après le « décès », les atomes
qui jusque là composaient le corps se dispersent et on se sent léger...
léger... (paraît-il).
« Du
plus loin que je puisse me souvenir, peur maladive des gens. J'en sais
désormais la raison. Ce que je soupçonnais enfant, j'en suis maintenant
certain : ce sont des monstres bipèdes. » (Stylus Gragerfis, Journal d'un
cénobite mondain)
Pour
Cioran, l'angoisse est « une douleur éparpillée, dirigée vers le futur ».
Pour Férillet, c'est « la peur de ne pouvoir faire face aux embêtements
que nous réserve l'avenir par le truchement d'une mégère difforme au
faciès d'hippopotame. »
« Chaque
fois que je me concentre sur les fromages au lait cru contenant comme
cela s'appelle des trous, que j'en sonde par l'esprit la substance, j'ai
la sensation très nette d'être au bord de la folie. Comment, en effet,
penser au “gruère” sans perdre la raison ? » (Stylus Gragerfis, Journal
d'un cénobite mondain)
« Ce
soir, alors que je mangeais des petits pois, je fus saisi d'un si
violent sentiment de l'inanité de toute action humaine que je pris ma
tête entre mes mains, comme dans les grands accablements. Je terminai
quand même mes petits pois, mais ce fut dur, oh, bien dur ! » (Stylus
Gragerfis, Journal d'un cénobite mondain)
De
même que les scolastiques pensaient que le Sec, l'Humide, le Chaud, le
Froid étaient des propriétés appartenant à l'essence de certains corps,
de même le nihilique est persuadé que le Rien forme le fond de
l'existence humaine (et de l'univers tout entier).
« Se
disputer avec un commerçant à propos d'une bouteille de butane ; le
menacer ; entrer dans une telle fureur qu'on ne peut plus parler ;
hurler ; trembler... Ah, quel délice ! » (Les trente-trois délices de
Fernand Delaunay, Trad. de Simon Leys)
Le
nihilique qui s'abstient de commettre l'homicide de soi-même « n'aura
été du Rien qu'un stérile admirateur » (pour parler comme Jean Racine).
Certes, le nihilique et l'action, ça fait deux. Mais tout de même. Tout
de même !
« Après
avoir passé plus de deux heures à répéter à voix haute le vocable
reginglette, je sentis soudain que je n'appartenais pas à ce monde-ci,
que ma place n'était pas parmi les hommes. » (Stylus Gragerfis, Journal
d'un cénobite mondain)
Il
faut une bonne dose de mauvaise foi pour dire « je » en parlant de
l'enfant qu'un jour on a été. Qu'avons-nous de commun avec ce petit
galopin en culottes courtes ? Et lui avec nous ? S'il pouvait nous
voir, il se boucherait le nez et partirait en courant. Un « nihilique » !
Et frappé d'alopécie, encore ! Misère !
« C'est Lamennais, je crois, qui définit le cerfeuil comme “une plante aromatique faisant partie de la famille des ombellifères”. » (Stylus Gragerfis, Journal d'un cénobite mondain)
Quand
on souffre d'un panaris, le plus douloureux est-il le panaris lui-même
ou le fait de se trouver associé, dans l'esprit du vulgum pecus, à un
mal dont le nom est aussi risible ?
Nul
besoin d'avoir voulu devenir un saint pour finir dans la tristesse, le
dégoût et l'horreur (comme ce fut le cas de Tolstoï, au dire de
Gragerfis). L'alopécie y suffit largement.
Tout
le monde « veut », autant dire que tout le monde est dérangé. La seule
chose qu'on peut légitimement « vouloir », c'est que tout ça s'arrête —
et le plus tôt sera le mieux.
« Ce
matin (4 juin), vu à la devanture d'une librairie un livre dont le
titre, L'Importance de vivre, m'a donné instantanément des boutons.
L'importance de vivre !!! Je t'en foutrai de l'importance de vivre, moi !
Espèce de petit salopiot ! Hernie discale ! Mégalithe ! Euh... Haroun
Tazieff ! » (Stylus Gragerfis, Journal d'un cénobite mondain)
L'homme
du nihil est d'accord pour « décéder », ça ne lui fait ni chaud ni froid,
mais seulement après avoir écrit la phrase parfaite. Il sait que ça ne
sert à rien, et que cette ambition extravagante risque de le faire
suspecter de quelque blessure secrète, mais c'est comme ça.
Il
y a des héroïnes dostoïevskiennes dont on a du mal à se persuader que
ce sont des « caisses vides », mais elles font tant d'efforts pour vous en
convaincre qu'à la fin il faut se rendre à l'évidence.
Quand
l'homme du nihil se sent bien, il trouve cela extrêmement louche. Il se
dit que quelque chose ne tourne pas rond, qu'il y a une « couille dans
le pâté » 1. Cette inquiétude ne tarde pas à dégénérer en angoisse et...
vous avez compris.
1. Dans le Bade-Wurtemberg, la couille ou touille désigne une grande cuillère en bois qui sert à cuisiner.
« Voici
des fruits, des fleurs, des feuilles et des branches. Et puis voici du
taupicide, au cas où les fruits, les fleurs, et cetera (le réel, quoi)
vous donnerait des courbatures. »
Pour
parvenir à la sagesse et trouver ainsi le repos, l'homme du nihil
s'efforce de n'avoir aucune opinion sur rien. Mais comment faire quand
une « mégère difforme au faciès d'hippopotame » vous poursuit de sa
vilenie ? On est bien forcé d'avoir une opinion sur cette grosse vache,
non ? N'est pas Pyrrhon qui veut !