« Quand j'entends le mot vivre, je sors mon revolver ou du poison. » (Luc Pulflop)
vendredi 14 septembre 2018
Vains conseils
Celui que la pensée du suicide taraude, c'est en pure perte qu'on lui recommandera l'amour du travail, la sobriété en toutes choses, la propreté, la plus grande attention à se vêtir selon les diverses saisons de l'année ; qu'on lui ordonnera les voyages, l'équitation, l'horticulture, une vie très régulière ; qu'on lui offrira toutes les consolations de l'amitié. Il finira tôt ou tard par se jeter dans un puits busé ou par s'asphyxier en se claquemurant dans un sac en papier.
(Marcel Banquine, Exercices de lypémanie)
Orang-outan
Le lendemain matin, le Juif errant était en vue ; il descendait la montagne à grands pas. Arrivé près de nous, le malheureux vagabond jeta un regard meurtrier sur le cabaliste ; mais remarquant qu'il ne pouvait se dérober, il se mit comme d'habitude entre moi et Velasquez, se tut un instant, puis reprit son récit en ces termes :
« Les orangs-outans sont de grands animaux roux, à douze paires de côtes, à bras extrêmement longs. On a cru longtemps qu'ils étaient, de tous les animaux existants, ceux qui se rapprochent le plus de l'homme ; mais les savants d'aujourd'hui estiment plutôt que ce sont les gibbons. »
Sur ce, le vagabond disparut dans une gorge proche.
(Jean-Paul Toqué, Manuscrit trouvé dans Montcuq)
Révélation
« Et assis là, sur mon thomas, je compris combien l'acte défécatoire était important, combien il m'était nécessaire de pouvoir accomplir quotidiennement le cathartique "Grand Œuvre". Dans l'apothéose excrémentitielle, l'univers explosait, chacune de ses particules s'écartait des autres, nous lançant, le "Suisse" et moi, dans un espace obscur et désert, nous arrachant éternellement l'un à l'autre, chacun suivant son chemin vers la cage ultime de la mort solitaire. »
(Raymond Doppelchor, Océanographie du Rien)
Cataclysmologie
Je scrute en autrui les multiples formes du désastre existentiel.
(Luc Pulflop, Prière d'incinérer. Dégoût)
Tête de cheval
Dans certains pays, jusqu'à une époque récente, la tête de cheval passait pour protéger l'espèce humaine. Ainsi, dans la région d'Arkhangelsk, on la plaçait sur le poêle, convaincu qu'elle allait éloigner les miasmes pestilents. Au solstice d'été, dans la Russie centrale, on jetait une tête de cheval sur un brasier ardent pour s'immuniser contre les maléfices des sorciers, ces « pernicieux fils de la nuit » (Gragerfis). Chez ces peuples, la tête de cheval représentait le soleil, vu comme une divinité bienfaisante, aux vertus salutaires.
L'écrivain Otto Weininger, en revanche, voyait quelque chose de sinistre et de profondément malsain dans ce morceau d'anatomie du « bourrineau ». Ne prétendait-il pas avoir constaté, chez plusieurs individus redoutant la folie, « une parenté morphologique avec la tête de cheval » !
L'ambivalence de cette tête de cheval confirme l'intuition décisive de l'homme du nihil, à savoir que « tout est une question de point de vue » et que la connaissance est un terrain mou, marécageux, et plein de roseaux.
(Robert Férillet, Nostalgie de l'infundibuliforme)
jeudi 13 septembre 2018
Instants de grâce
Comme l'agonie, le processus naturel de la défécation peut se dérouler sans souffrance : il y a des étrons instantanés. Dans ce cas, le phénomène n'a pas le temps de parvenir à la conscience. Il peut consister en un affaiblissement du « boyau culier », ou se produire pendant le sommeil, auxquels cas on ne le remarque pas, ou à peine.
(Raymond Doppelchor, Océanographie du Rien)
Alpinisme nihilique
Cependant nous arrivâmes au gîte, et Rébecca pria le duc de vouloir bien continuer à l'instruire de son système. Il donna quelques instants à la réflexion, ensuite, il commença en ces termes :
« Je me souviens de l'existence comme d'un portement de croix au milieu d'un Himalaya d'immondice, d'une Alpe de charogne. »
Velasquez ajouta encore à cette comparaison quelques autres développements, dont Rébecca parut sentir toute la valeur, et ils se séparèrent, réciproquement persuadés de leur mérite.
(Jean-Paul Toqué, Manuscrit trouvé dans Montcuq)
Chasse aux nuisibles
Il serait à souhaiter qu'on pût reconnaître quel est l'aliment favori du Moi, afin de s'en servir pour l'empoisonner, comme on empoisonne les rats et toutes les espèces nuisibles. Le docteur Étienne Rufz, dans son Enquête sur le serpent de la Martinique, relate que M. Barillet, directeur du Jardin des Plantes, conservait un serpent en cage ; l'animal refusait tous les aliments qu'on lui présentait, lorsque ledit Barillet eut l'idée de mettre du lait devant lui : aussitôt le serpent en but avec avidité. — Ne serait-il pas possible de mettre à profit cette observation, en se fondant sur la similitude du Moi et du serpent, et de séduire le « sinistre polichinelle » par un coquetèle de lait et de taupicide ?
(Robert Férillet, Nostalgie de l'infundibuliforme)
Lettre de M. Jutique à l'auteur
Mon cher Doppelchor,
J'ai parcouru avec le plus grand intérêt les épreuves de votre ouvrage sur le Rien, et je vous en fait mes sincères félicitations.
Cette science du Rien, comme vous le dites très-bien, n'est encore qu'à l'état d'ébauche, mais votre méthode, votre travail consciencieux, contribueront certainement à ses progrès.
Vos observations personnelles en éclairent plusieurs parties, entre autres celle consacrée au Pachynihil. Vous avez été à même, pendant vos nombreux et lointains voyages, de constater à diverses reprises ses lois si bien formulées maintenant, et que vous avez grandement contribué à faire connaître par vos communications à l'Institut.
Vous avez fait un beau et bon livre, qui sera utile non-seulement aux gens du monde, mais même aux savants.
Personne plus que moi, qui suis vos efforts incessants depuis près de trente ans, n'est heureux de voir la place honorable que vous avez su vous créer dans la science en dehors de toute coterie.
Votre ami,
Jutique, de l'Institut,
(Raymond Doppelchor, Océanographie du Rien)
Un roi de l'élégance
« Un homme qui est toujours réel, a dit Rivarol, peut n'être pas vrai, mais il est vraiment homme. Un homme vrai est toujours un vrai homme, un homme réel, sans quoi il serait un fantôme ». Suprêmement fatigué d'être un « homme réel », le poète et écrivain portugais Mário de Sá-Carneiro décide, le 26 avril 1916, de « prendre le taureau par les cornes ». Il enfile son smoking, avale de la strychnine et attend la mort, qui ne tarde guère. Il avait annoncé son suicide à son ami Fernando Pessoa 1 à peine un mois auparavant. Gragerfis le considère comme l'un des représentants essentiels du courant symboliste et de « l'école du désenchantement ».
1. « Ô roues, ô engrenages, r-r-r-r-r-r-r éternel ! Violent spasme retenu des mécanismes en furie ! »
(Johannes Zimmerschmühl, Pensées rancies et cramoisies)
Tribulations de l'étant existant
Sang, sueurs froides, maladies nerveuses, pachynihil, oui, tout cela est vrai.
(Luc Pulflop, Prière d'incinérer. Dégoût)
Lavement
Le lendemain, nous nous remîmes en route, et fûmes bientôt rejoints par le Juif errant, qui reprit en ces termes le fil de son discours :
« Dans les Nouvelles formules de médecine de Pierre Garnier, on trouve la recette suivante du Lavement pour les Crottes ou grande constipation de ventre : "Prenez de grandes et petites passerilles de chacune deux onces ; faites boüillir tout dans s. q. de boüillon de tripes, puis dans chopine de coulûre on dissoudra demi-livre d'huile commune, quarante grains de trochisques alhandal en poudre, pour un lavement." »
Comme le Juif errant en était à cet endroit de sa narration, il se tourna vers Uzeda et lui dit : « Un cabaliste plus puissant que toi me force à te quitter. » Et il disparut à nos yeux.
(Jean-Paul Toqué, Manuscrit trouvé dans Montcuq)
Efficacité douteuse du pyrrhonisme
Le scepticisme grec n'est pas sans vertu, puisque Lorry a remarqué que les aphorismes tirés de ce système sont sédatifs d'une manière très marquée, et qu'il en faisait préparer dont il se servait assez fréquemment dans cette intention. Le docteur Nysten dit pourtant qu'il n'a que peu d'action dans les cas d'allergie aiguë à l'existence et qu'un revolver Smith & Wesson chambré pour le .44 russe est d'un plus grand secours.
(Marcel Banquine, Exercices de lypémanie)
Grands problèmes
Perché sur un « cognassier-plateforme » qui lui tient lieu d'échafaudage épistémologique, le suicidé philosophique, tente, au moyen de son colt Frontier, de donner à des problèmes comme ceux de la nature du nombre, de l'infini, du continu — qu'il a hérités de son maître Dirichlet —, une réponse plus élaborée que celles, selon lui trop terre à terre, fournies par le IV e siècle grec.
(Robert Férillet, Nostalgie de l'infundibuliforme)
Un défi de taille
Dans la philosophie heideggérienne, l'être-jeté signifie que le Dasein ne s'est pas posé lui-même, il a « à être » et à « être lui-même ». C'est à lui-même qu'il est remis, il a donc à être, révérence parler, son propre fondement.
(Raymond Doppelchor, Océanographie du Rien)
mercredi 12 septembre 2018
Tératologie
Le repos de la veille nous avait fait du bien. On se remit en route avec plus de courage. Le Juif errant n'avait point paru le jour précédent, parce que, ne pouvant rester un instant en place, il ne pouvait rien nous conter qu'autant que nous étions en marche nous-mêmes ; aussi n'avions-nous pas fait un quart de lieue qu'il parut, reprit sa place accoutumée entre Velasquez et moi, et commença en ces termes :
« M. Augustin Pyramus de Candolle, dans ses Mémoires sur la famille des légumineuses, affirme avoir observé des fleurs de haricot commun qui avaient accidentellement les ailes, et quelquefois même les deux pièces de la carène transformées en étamines chargées d'anthères ; monstruosité curieuse qui rappelle le fait plus curieux encore observé par M. Jacquin fils du Capsella bursa pastoris dont les quatre pétales se transforment quelquefois en étamines surnuméraires ! »
Comme le Juif errant en était à cet endroit de sa narration, nous arrivâmes au gîte, et l'infortuné vagabond se perdit dans les montagnes.
(Jean-Paul Toqué, Manuscrit trouvé dans Montcuq)
Sédatif suprême
L'âme, lorsqu'elle est malade, fait comme le corps : elle se tourmente et s'agite en tout sens, mais finit par trouver un peu de calme. Elle s'arrête enfin sur l'idée le plus nécessaire à son repos : celle de l'homicide de soi-même.
(Johannes Zimmerschmühl, Pensées rancies et cramoisies)
Prise de décision dans un univers incertain
L'homme du nihil est pessimiste en ce sens qu'il considère qu'on ne peut pas rattraper les pertes redoutées dans un état très plausible du monde par les gains espérés dans un état moins plausible. Quand il doit prendre une décision, ses instruments de prédilection sont donc le taupicide et l'intégrale de Choquet relative à la nécessité.
(Raymond Doppelchor, Océanographie du Rien)
Scrupule
Commettre l'homicide de soi-même, n'est-ce pas accorder encore trop d'importance au Moi, et donc lui « biser le cul » — comme disent les joueurs de boule de fort en Anjou — tout en l'exterminant ?
(Robert Férillet, Nostalgie de l'infundibuliforme)
Brodequins
Pendant la soirée, le Bohémien, se trouvant de loisir, reprit en ces termes la suite de son histoire :
« La vie est un long supplice des brodequins, pensée renouvelée de Blaise Pascal. »
Comme le Bohémien en était à cet endroit de sa narration, on vint l'appeler, et lorsqu'il fut sorti, Velasquez dit d'un air assez triste : « J'avais bien prévu que les histoires du Bohémien s'engrèneraient les unes dans les autres ! »
(Jean-Paul Toqué, Manuscrit trouvé dans Montcuq)
Sphères transparentes
« J'ai pris, dit M. Leeuwenhoek en parlant de la semence du cabillau, ces particules ovales pour des cadavres d'animalcules crevés et distendus, parce qu'elles paraissoient quatre fois plus grandes que les corps des animalcules vivans. Dans d'autres endroits où il y avoit plusieurs de ces animalcules près les uns des autres, on en voyoit un grand nombre, qui ressembloient à une sphère transparente, et qui étoient comme environnés d'une autre sphère, on auroit dit que la sphère transparente étoit renfermée dans l'animalcule, et que celui-ci étoit enveloppé dans une matière aqueuse, mais qui avoit cependant quelque viscosité, et qui étoit elle-même entourée d'une membrane. Cette membrane venant à se rompre, la sphère intérieure, et la matière qui étoit autour devenoient visibles. » Leeuwenhoek, Continuatio Arcanorum Naturæ Detectorum, pag. 306.
Ô vanité ! Ô néant ! « Ô aueuglement estrange des hommes, gloriatur in malitia sua ! »
(Marcel Banquine, Exercices de lypémanie)
Une expérience décevante
Comme le Mont-Dore, l'existence offre, de près, des tableaux du plus grand effet ; mais comme ceux de la station auvergnate, ces tableaux sont morts, c'est l'image réfrigérante de la déréliction. Très vite, la vie se révèle filandreuse et monotone. On l'admire, mais elle attriste, et bientôt on la quitte accablé d'ennui. Dans le Grand Rien, au contraire, tout rit, tout enchante. En un mot, nous nous éloignons de l'une sans regrets, tandis qu'en quittant l'autre — mais le quitte-t-on jamais ? — nous voudrions le revoir chaque jour.
(Raymond Doppelchor, Océanographie du Rien)
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