Sorte
de Sergueï Pavlovitch Korolev de la névrose autopropulsée, le nihilique
surveille la trajectoire de sa déchéance existentielle à l'aide d'un
cinéthéodolite. Jusqu'à présent, elle était nominale, mais soudain, tout
part en révérence parler couille. Sénescence... caducité...
décrépitude... « Corrigez ! Mais corrigez donc, sapristi ! »
L'avantage
de la solitude, c'est qu'on peut être con, vieux et moche sans avoir à
se sentir gêné. Il n'y a pas gêne ! L'inconvénient de la solitude,
c'est... euh...
S'enfouir
dans un dictionnaire et s'y claquemurer, pour ne plus avoir affaire à
la « réalité empirique » que par ouï-dire. Les mots ! Les mots plutôt que
les choses !
Ce
n'est pas « les mensonges » qu'Emmanuel Berl aurait dû dire. « Je hais les
bourrelles qui vous ont fait tant de mal. » Voilà ce qu'il aurait dû
dire.
Si
le « négateur universel » Émile Cioran avait découvert que Simone Boué le
trompait avec un garagiste de La Bourboule, le premier mot qui lui
serait venu à l'esprit aurait été extermination, le deuxième tête de
delco et le troisième joint spi.
Si
vous haïssez quelqu'un — par exemple une mégère difforme au faciès
d'hippopotame — avec suffisamment de force, ce quelqu'un finira par
exploser, par imploser, ou par recevoir un pot de fleur sur le cassis.
C'est en tout cas ce qu'affirme Tchouang-Tseu dans son Classique
véritable de Nanhua — et ce qu'espère ardemment le nihilique.
Le
philosophe Blaise Pascal croyait que la nature était l'image de Dieu.
Mais si on regarde mieux, on s'aperçoit qu'elle ressemble plutôt à une tête de chien couché.
Selon
Nagarjuna, le tathâta, autrement dit l'« ainséité » — qui désigne chez
les bouddhistes la véritable nature de la réalité à un moment donné —,
a pour caractère d'être non discursif, donc de ne pouvoir s'exprimer
par la parole. La réalité n'est pas verbale ! Elle est incommunicable et
atroce, comme le pensait Lugones ! Après ça, il ne faut pas s'étonner
si certains s'en vont, taciturnes et seuls, chercher la mort dans le
crépuscule d'une île.
Comme
Flaubert, le nihilique a son « gueuloir ». Et on y entend de ces
choses... Des « zingibéracé », des « pots de pisse »... Heureusement qu'il
n'y a pas de voisins (ça se passe dans sa tête).
Ce
n'est pas dans cent sept ans que le nihilique veut être canonisé mais
tout de suite. Santo subito ! Ainsi, il sera à l'abri du besoin
(métaphysique). Il n'a peut-être pas fait de miracles, mais il a mené
une vie exemplaire dans le Rien — et ce n'a pas été de la tarte.
S'il
faut en croire les Évangiles, Jésus était capable de réaliser
d'extraordinaires tours de force, comme de changer l'eau en un « effrayant pichtegorne » ou encore de multiplier les pains (il était
assez batailleur).
Le
zélateur du Rien et le théologien ont plusieurs points communs. Tout
d'abord, ils se meuvent chacun dans l'étrange et l'invérifiable (le
divin pour l'un, le pachynihil pour l'autre). Ensuite, tous deux
méprisent les « amis de la sagesse », leurs « concepts » et leurs « phénomènes ». Enfin, leur commerce de l'étrange et de l'invérifiable
leur donne un petit air vicieux qui les fait regarder avec méfiance par
le vulgum pecus.
Le
nihilique se dit que si le monde extérieur n'existe pas réellement mais
n'est qu'une création de son « conscient intérieur », alors il a fait un
beau gâchis. Mais il y a tout de même une chose dont il est fier, c'est
la chimie, avec son tableau périodique, ses électrons de valence, ses
béchers, ses erlenmeyers, ses pipettes graduées, ses coefficients
stœchiométriques et ses enceintes adiabatiques. Il fallait y penser. Ce
n'est pas tout le monde qui aurait pu inventer un truc pareil.
Le
nihilique ne connaît personne et personne ne le connaît. À son estime,
ce n'est pas plus mal. Ainsi, il n'a pas besoin de faire « jore » qu'il
est comme ci ou comme ça. Il peut rester indéterminé tout son saoul,
comme il sied à quelqu'un que l'être n'a jamais emballé.
Quoiqu'il
n'ait jamais couru après les honneurs, le nihilique aurait été flatté
d'être reconnu comme « le chantre de l'absence douloureuse ».
Malheureusement, c'était déjà pris (par Georges Perec).
Lao-Tseu,
Tchouang-Tseu, Confucius... Ces Chinois nous font suer, avec leur « sagesse ». Ce n'est pas de sagesse que nous avons besoin mais de... de
quoi au fait ?... De taupicide ! C'est de taupicide que nous avons
besoin ! Pour fuir la malrucienne condition humaine !
Une
légende urbaine prétend que le poëte futuriste Vladimir Maïakovski, au
moment de s'envoyer une « bastos » dans le buffet, aurait crié : « Le
changement c'est maintenant ! » Cela semble très douteux, mais même si
cette histoire est apocryphe, une chose est indéniable : en un clin
d'œil, la condition du poëte fut effectivement modifiée du tout au tout.
Le
nihilique ne sait rien de plus ridicule que le terme Costaricien pour
désigner un habitant du Costa Rica — à part peut-être les « œuvres » du « plasticien » Christo.
Au
Costa Rica, les Bribris et les Cabécares adorent le dieu Sibou. C'est
même, s'il faut en croire l'anthropologue Malinowski, leur « dieu
tutélaire ». Mais ici, attention. Dans la mythologie de ces Indiens,
aussi bizarre que celui puisse paraître, le frère de Sibou est... un
tapir ! — Ces Bribris... et ces Cabécares... « comme même » !...
Quand
on était jeune, on aimait bien les petits pois. Mais maintenant qu'on
s'est pénétré de l'inanité de toute chose, on ne voit plus, dans l'acte
de manger des petits pois, qu'une gesticulation solitaire et funèbre
au-dessus du néant — comme sont aussi, dans un autre genre, les « œuvres » du « plasticien » Christo.
Il
y a des ceusses qui se consolent d'avoir à mourir en se disant que dans
cette vie, ils auront tout de même beaucoup ri. Mais pas le nihilique.
Il faut dire que si l'on excepte la fois où il a entendu le mot
diptérocarpacée, il n'a pas ri des masses. Pourquoi aurait-il ri ?
Qu'est-ce qu'il y avait de risible, dans ce « monde de néant » ? La bêtise ? Mais la bêtise n'est pas risible, elle est plutôt désespérante. S'il
avait dû montrer quelque émotion, le nihilique aurait fait comme
Héraclite, il aurait pleuré sur le flux du devenir.
Nihilique
n'est pas à proprement parler un métier, mais si ça l'était, ce serait
un « métier en tension » — et même en tension de Laplace. Le Rien n'est
pas une sinécure. Il met les nerfs à rude épreuve !
Émile
Littré dit de la solitude qu'elle est « l'état de celui qui est seul ».
On ne saurait mieux dire, ni rendre de façon plus poignante l'horreur de
ce si terrible fléau.