Dans
le film They Live de John Carpenter, le héros, John Nada, met la main
sur des lunettes de soleil qui lui font découvrir un monde terrifiant :
de nombreux humains sont en réalité des extraterrestres aux visages
hideux et écorchés. Eh bien le nihilique, c'est à peu près pareil. Il
dispose de « lunettes mentales » qui lui font voir le Rien en toute chose — lunettes mentales que le négateur Émile Cioran appelle un peu
pompeusement « lucidité ».
Le
poëte et dramaturge anglais George Chapman prétendait qu'on ne pouvait
rien écrire d'éternel si on n'utilisait pas le bon type de plume. Il
fallait, selon lui, employer une plume « ayant trempé dans la noirceur de
la nuit ». Quand cela vint aux oreilles du nihilique, ce dernier sortit
littéralement de ses gonds. « La noirceur de la nuit ! Je t'en foutrai de
la noirceur de la nuit, moi, tuouaouar ! Bon Dieu de poseur ! Écris si
ça te chante mais ne fais pas tant de simagrées ! »
« Avoir
les pieds chaussés de sandales vagabondes ; se servir d'une tige de
rotin comme d'une canne ; considérer encor — encor ! — le siècle
poussiéreux, et se dire que ce pays — la “réalité empirique” — n'est
qu'un rêve où l'on n'a plus de rôle... Ah ! Quel délice ! » (Les
Trente-trois délices de Rémi Tripatala, Trad. de Simon Leys)
Au
disciple de Husserl, la présence d'une table rase donne aussitôt envie
de la retourner pour voir si, par le plus grand des hasards, elle ne
serait pas verte et bosselée de l'autre côté.
Avant
de se décider à vivre, il faut soigneusement tâter le terrain. Comme le
dentiste sadique de Marathon Man, le nihilique demande à tous ceux
qu'il rencontre si c'est « sans danger ». Mais les avis sont tellement
partagés qu'il ne sait pas quoi faire !
Ayant
appris que Juvénal recommandait d'avoir un esprit sain dans un corps
sain, le « négateur universel » Émile Cioran tenta à plusieurs reprises de
faire le poirier, mais sans succès. Il lui fallut se rendre à
l'évidence, il était « nul en poirier ». Quelque peu dépité, il se consola
en pensant que par contre, pour torcher un aphorisme, il n'avait pas
son pareil.
Effaré
par le chaos qu'est devenu son cerveau après toutes ces années passées à
lire — Heidegger, Wittgenstein, Bergson, Maritain — et à entendre — Michel Fugain, le chanteur Carlos — des inepties, le nihilique a
décidé de faire comme le narrateur de Corrections : il va « trier et
mettre en ordre » ; « trier et mettre en ordre ». Mais n'est-il pas déjà
trop tard ?
Dans
sa chanson Si on chantait, le chanteur Julien Clerc paraît se demander
ce qui se passerait si on chantait. Et la question se pose, en effet.
Mais nous ne chanterons pas — car nous sommes frappés d'acédie
monastique.
Gédéon
Burnemauve sait que l'homme est mortel mais il n'arrivera jamais à se
convaincre tout à fait que lui, Gédéon Burnemauve, l'est. Socrate,
d'accord... mais Gédéon Burnemauve ! Merde !
Chaque
fois que le négateur Émile Cioran entendait à la radio
Ruggiero Ricci jouer du Bach, c'était réglé comme du papier à musique :
il sentait qu'il ne fallait pas renoncer, qu'on n'avait pas le droit de
se laisser aller, et que, pour ce qui le concernait, il avait le devoir
de se ressaisir. Puis il sombrait à nouveau dans l'abattement et se
remettait à écrire des aphorismes.
Il
est plus facile à un chameau de passer par le chas d'une aiguille qu'à
quelqu'un plongé dans la « réalité empirique » d'échapper à la morosité.
Car le réel, il faut dire ce qui est, ce n'est pas « jojo ».
Le
chat possède une conscience morale plus élevée que la femme. Quand il
ronronne parce que vous le caressez ou parce que vous lui avez donné des
croquettes « Canaillou », il ne fait pas « jore ».
À
quelques rares exceptions près, les suicidés philosophiques n'ont aucun
sens de l'humour. Ils prennent tout au tragique. On pourrait croire que c'est parce que la mort est une chose sérieuse,
mais ce n'est pas ça. Ils n'étaient déjà pas drôles avant de décider de se supprimer. Ce sont simplement des « bonnets de nuit ».
Dans
ses Exercices d'admiration, le négateur universel raconte que son
camarade Michaux le traînait à des projections de films scientifiques où
il « se faisait chier à mille francs de l'heure ».
Dans
la scène 5 de l'acte IV de l'Annonce faite à Marie, le père de
Violaine et de Mara se demande si le but de la vie est de vivre. Il conclut bientôt par la négative et déclare que le véritable but de la vie est de mourir. C'est un coup de tonnerre. Tout le monde est abasourdi.
Pour
autant que l'on sache, le premier artiste à avoir osé signer son œuvre
est un certain Gislebertus, sculpteur français du XIIe siècle connu pour
son travail à la cathédrale Saint-Lazare d'Autun. L'inscription « Merde à
celui qui le lira, signé Bigeard » est en effet gravée sous la mandorle
contenant, au centre du tympan, la représentation du Christ en gloire.
Dans
son Vrai Classique du vide parfait, le philosophe chinois Lie Tseu
cherche à démontrer le caractère illusoire des perceptions. Il reprend
l'exemple imaginé par Husserl d'une boule rouge et lisse qui s'avère
soudain être verte et bosselée de l'autre côté, démentant la
représentation anticipatrice que l'on en avait. Il cite aussi l'exemple
d'un mouton perdu que l'on retrouve grâce à une « méthode correcte ». On
lit, on lit, et arrivé à la fin de l'ouvrage, on se dit que le taoïsme,
on n'y comprend goutte mais... c'est quand même drôlement balaise
(surtout le coup du mouton)
Notre univers
est en forme de bouteille. En effet, wittgensteinien comme nous sommes, les frontières de notre langage déterminent les frontières de notre univers — or nous connaissons le mot lagéniforme.
Sorte
de Sergueï Pavlovitch Korolev de la névrose autopropulsée, le nihilique
surveille la trajectoire de sa déchéance existentielle à l'aide d'un
cinéthéodolite. Jusqu'à présent, elle était nominale, mais soudain, tout
part en révérence parler couille. Sénescence... caducité...
décrépitude... « Corrigez ! Mais corrigez donc, sapristi ! »
L'avantage
de la solitude, c'est qu'on peut être con, vieux et moche sans avoir à
se sentir gêné. Il n'y a pas gêne ! L'inconvénient de la solitude,
c'est... euh...
Si
vous haïssez quelqu'un — par exemple une mégère difforme au faciès
d'hippopotame — avec suffisamment de force, ce quelqu'un finira par
exploser, par imploser, ou par recevoir un pot de fleur sur le cassis.
C'est en tout cas ce qu'affirme Tchouang-Tseu dans son Classique
véritable de Nanhua — et ce qu'espère ardemment le nihilique.
Le
philosophe Blaise Pascal croyait que la nature était l'image de Dieu.
Mais si on regarde mieux, on s'aperçoit qu'elle ressemble plutôt à une tête de chien couché.
Selon
Nagarjuna, le tathâta — qui désigne chez
les bouddhistes la véritable nature de la réalité à un moment donné —,
a pour caractère d'être non discursif, donc de ne pouvoir s'exprimer
par la parole. La réalité n'est pas verbale ! Elle est incommunicable et
atroce, comme le pensait le poëte Lugones !