Dans
ce « monde de néant », tout est également sordide, abject, ennuyeux, et
il n'existe de grandeur qu'à le crier sur les toits. Or par un « coup de
moule » extraordinaire, c'est justement ce que le nihilique passe son
temps à faire !
Après
tout, pourquoi ne pas le dire ? La « source inverse, qui éponge » dont
parle Roger Caillois à la fin de son livre, c'est... « sa Majesté la
mort » ! Mais oui ! Elle nous éponge si bien qu'elle nous restitue au
pachynil. Mais vous l'aviez peut-être deviné ?
La
position quant au langage du Lord Chandos de Hofmannstahl pourrait se
résumer par cet aphorisme à la Wittgenstein : « Puisqu'on ne peut rien
dire, il faut se taire. » Lord Chandos est un déçu du vocable. Il a
d'abord tenté de dire les choses, mais ça n'a pas marché. Alors puisque
le langage « pue du cul », puisque les mots sont insuffisants et faux, le
mieux est encore de « fermer sa boîte à fromage ».
Il
est vain de vouloir juger un homme : ils sont trop nombreux à
l'intérieur et on ne ferait pas le poids s'il leur prenait l'envie de
vous coller un « pain ».
Devant
le vin, le soir a surpris le nihilique. Les fleurs tombées couvrent sa
limouse et son falzar. Ivre, il poursuit la lune dans l'eau. Est-ce
qu'il se prendrait pour Li Po, astheûre ? Il y a des fois, il attige !
On espère toujours que sa tête d'autrefois va revenir, sa tête de quand on était jeune, mais c'est le contraire qui se produit : on ressemble de plus en plus à une momie. Serait-on, comme le Mômo, victime d'un envoûtement ?
Après
une visite au bagne de Toulon, Arthur Schopenhauer, alors adolescent,
écrit dans son Journal de voyage : « Il n'y a pas à dire, c'est beau, une
ville, la nuit ! » — Il avait pris le bagne de Toulon pour le
philosophe Jean Grenier !
Dans
sa maison — qui était plutôt un appartement —, le « négateur
universel » Émile Cioran regardait par la fenêtre Ionesco venir à lui et
frapper chez lui. « Émile ! Émile ! Ouvre-moi ! Ou l'Absurde me tuera !
En
cours de sciences naturelles, quand il était adolescent, le nihilique a
étudié les pétaux et les sépaux. Mais il n'en a pas retenu grand chose.
Il se souvient vaguement qu'il y avait aussi les étamines et le pistil.
Le
nihilique a vécu une expérience claudélienne, mais ce n'était pas à
Notre-Dame, c'était dans un aéroport ; et il n'a pas vu la Sainte Vierge
mais tout un tas de têtes de con. Il s'est demandé ce qu'il faisait là — dans « l'espèce humaine » — vu qu'il ne se sentait rien de commun
avec toutes ces têtes de con. Et soudain, les écailles sont tombées de
ses yeux : il n'était pas véritablement un sapiens sapiens ! Il avait dû
être adopté !
On
peut se creuser les méninges pendant cent sept ans, on ne trouvera pas
réponse plus ridicule à la question « Que faites-vous dans la vie » que « Je suis poëte ». Ils s'y croivent, les inspirés !
Le
chanteur Léo Ferré trouvait que c'était extra, mais en fait ça ne l'est
pas du tout. Au contraire, c'est archinul. La vie, c'est-à-dire.
Conclusion : soit le chanteur Léo Ferré était bigleux, soit il mentait.
Réflexion faite, c'est sûr, il mentait. Salop, va ! Ça t'amuse, de
provoquer les personnes « nihiliques », hein ? Attends un peu, tu vas voir
comme c'est extra. Pauvre con !
Quand
on s'imagine qu'on ne pense à rien, on se trompe. On pense à des
bêtises, au vocable reginglette, à un point mathématique, à la preuve
par le parfait conçue par Descartes — ce philosophe « au poêle » —,
aux microscopiques polyèdres ajourés des radiolaires, à ce que vous
voulez, mais on pense à quelque chose. Et c'est bien malheureux, car
penser à quelque chose vous donne l'air d'un couillon.
« Et
je m'endormirai à l'ombre du mancenillier. » L'ombre du mancenillier
passait jadis pour vénéneuse. Les poëtes suicidaires (entre autres
José-Maria de Heredia) avaient coutume d'y faire la sieste. C'était une
sieste, hélas, remplie de crabes (comme sont les sites pour les bains).
Le
nihilique est pratiquement infusible. Même soumis à la fulminance d'une
mégère difforme au faciès d'hippopotame, il ne fond pas. Alors ? Quelle
fournaise fut assez ardente pour lui donner pareille apparence d'éponge
pétrifiée ?
Le
nihilique refuse absolument de porter des « mules ». Des savates, il
pourrait peut-être encore l'accepter, mais des « mules »... c'est
totalement hors de question. Il n'aime pas le mot, et puis il est
atteint d'acédie monastique — alors les « mules »...
Le
nihilique raconte : « Lundi matin, le concept d'angoisse, le traité du
désespoir et la pensée de l'homicide de soi-même sont venus chez moi
pour me serrer la pince. Comme j'étais parti, la pensée de l'homicide de
soi-même, se faisant le porte-parole du groupe, a dit : “Puisque c'est
ainsi, nous reviendrons mardi.” Et de fait, ils sont revenus. »
Kafka
faisait-il « jore », lui aussi ? Cette question est difficile à trancher,
mais des indices sérieux laissent à penser qu'il faisait « jore ».
Bientôt, il ne va plus rester qu'un seul écrivain à ne pouvoir être
suspecté d'avoir fait « jore » : l'austère Roger Caillois.
Le
nihilique dénonce le vivre contre nature en ne vivant pas du tout. Si
les gens le savaient, ils diraient sans doute qu'il « pousse le bouchon » — mais heureusement, personne ne s'en préoccupe.
Paul
Celan et Ghérasim Luca se sont tous deux suicidés en se jetant dans la
Seine, dans « l'onde amère où tout s'oublie ». Henri Michaux a rendu
hommage à Paul Celan dans une « Méditation sur la fin de Paul Celan »,
mais il n'a pas rendu hommage à Ghérasim Luca dans une « Méditation sur
la fin de Ghérasim Luca » vu qu'à la mort de ce dernier lui-même était
déjà, comme cela s'appelle, « décédé » (il ne s'est pas jeté dans la Seine
mais a été percuté accidentellement par un train de marchandises).
Il
faudrait pouvoir se taire une bonne fois, cesser d'inonder le monde de
ses « aphorismes », rejoindre la niobite et la proustite à l'extrême de la
taciturnité... Mais c'est plus fort que soi, on cause, on s'épanche...
Le Moi, quel phraseur !
Chaque
fois qu'il mangeait un haricot de mouton, le poëte Baudelaire avait des
vents, et c'était pareil pour le poëte Verlaine (celui-ci avait même,
semble-t-il, des « vents mauvais » qui l'emportaient deça, delà, pareil à
la feuille morte). Quant aux poëtes Arthur Rimbaud, Tristan Corbière et
Germain Nouveau, ils n'aimaient pas le haricot de mouton et n'en
mangeaient pratiquement jamais. On ne peut donc pas dire.
Cela
paraît presque « inc'oyable », mais le poëte Baudelaire voulait que sa « bonne amie », quand elle serait morte ou quasi, dise aux insectes
nécrophores qui la mangeraient de baisers qu'il avait gardé la forme et
l'essence divine de ses amours décomposés !
Comme
Simone voulait savoir à quoi ressemblait le Rien, le négateur
universel, après avoir réfléchi quelques instants, lui dit que le Rien
était « sec et poli comme une perle noire de Tikehau ». Alors Simone, émue
: « T'es un vrai poëte, Mimile ! Viens que je te donne un petit bécot ! »
Tout
être vivant — à l'exception notable du protiste — est ce qu'on
pourrait appeler une « machine à vieillir » — mais c'est chez la femme
que c'est le plus frappant.