L'humanité se
divise en deux groupes : d'un côté, nos ennemis déclarés ; de l'autre,
nos ennemis latents (qui n'attendent qu'une occasion pour se déclarer).
En résumé : un beau tas de salops. Il faudrait prendre un chien, un
molosse, peut-être un dogue allemand comme celui du docteur Müller pour
les maintenir à distance.
Dans
les Chants de Maldoror, Dazet représente l'autrui lévinassien, l'éternel
empêcheur de tourner en rond. « Va-t-en, Dazet, que j'expire
tranquille... »
On passe sa
vie à se demander si on va se tuer. Chaque jour ou presque, on se tâte
le pouls. Et au moment où on est enfin prêt à passer à l'action, voilà
Simone Boué qui se présente avec une appétissante tarte aux
poireaux ! Tout est à recommencer.
Traductrice
et spécialiste de Kafka, Marthe Robert avait la singulière manie de tout
rapporter à l'écrivain tchèque et à son œuvre. Vous lançait-on une
pomme en sa présence, elle disait : « Comme Grégoire Samsa ». Vous
enfermait-on dans un labyrinthe bureaucratique, elle disait : « Comme
Joseph K. » Et ainsi de suite.
Tu dis que
c'est par hasard que tu as rencontré cette bourrelle. Boèce affirme
qu'il n'y a point de hasard, qu'il ne peut rien arriver fortuitement.
Quant à Aristote, il définit le hasard une conjonction de causes qui
produisent non intentionnellement un effet qui a lieu rarement ou non
régulièrement. Alors... Il faut croire que tu étais destiné à morfler,
mon cher vieux.
Faulkner dit
que le mot amour n'est qu'une simple forme pour combler un vide. Et
c'est vrai, mais c'est aussi le cas du mot hystricognathe, sans lequel,
dans la taxonomie de Linné, il y aurait un trou béant à l'endroit où
devraient se trouver les cobayes, les maras, les viscaches, les
chinchillas, les agoutis, les porcs-épics, les octodons et un certain
nombre de rats.
Nos journées
s'enchaînent et finissent par former ce qu'on appelle une vie. Ainsi,
tout compte fait, soi aussi on aura vécu. Sans le désirer, cependant !
Mi-cuit dans
sa cochléaire carapace, ouvert à l'être mais abandonné de tous, le
Dasein heideggérien pense à ce mot si véridique du poëte Achille
Chavée : la solitude est un plat qui se mange seul. « Comme les petits
pois », songe-t-il.
On proclame
que la vie est une histoire racontée par un idiot, pleine de bruit et
fureur, et voilà, le tour est joué — tout le monde est content, on
peut rentrer chez soi.
Ayant lu chez
Walter Benjamin que « prendre ses repas seul tend à rendre un homme
froid et dur », le négateur Émile Cioran avait convaincu son ami Eliade
de lui tenir compagnie. Il avait déjà fait une vilaine chute dans le
temps, il n'allait pas en plus devenir froid et dur.
On voudrait
savoir comment vivre, alors on cherche chez Platon, chez Leibniz, chez
Schopenhauer, chez Maritain, tout ça pour finalement découvrir — par
soi-même ! — que la meilleure façon de vivre, c'est allongé sur un
canapé en laine, la casquette rabattue sur le nez.
Quelques
jours après la mort du Christ, Dieu reçut une lettre ainsi tournée : « J'espère que tu mourras de chagrin, le chef. Ce n'est pas ton argent
qui pourra te redonner ton fils. » Quoique cette lettre fût anonyme, pour
Dieu c'était signé : les époux Jacob. Ils n'allaient donc jamais le
laisser tranquille ?
En 1926,
déprimé par l'échec de son Tractatus à tracer les « limites du sens »,
Ludwig Wittgenstein en vient à identifier la vie à une « indicible
rémoulade » (eine unsägliche Remoulade). Il écrit à son ami G.H. von
Wright : « Je n'ai plus le moindre espoir pour le reste de ma vie. C'est
comme si je n'avais plus devant moi qu'une longue étendue de mort
vivante. Je ne peux pas imaginer de futur pour moi autre
qu'épouvantable. Sans amis et sans joie. La vie est une indicible
rémoulade. »
Bébert : Si
ça continue, je vais faire comme Leopoldo Lugones, je vais sentir au
plus profond de moi que la réalité n'est pas verbale, qu'elle peut être
incommunicable et atroce, et je vais m'en aller, taciturne et seul,
chercher la mort dans le crépuscule d'une île.
Le
mot cavurne désigne, faut-il le rappeler, une petite cuve creusée dans
le sol, recouverte d'une dalle de granit ou de béton destinée à garantir
son étanchéité et ainsi protéger de l'humidité les cendres du défunt.
À force de
pratiquer le doute systématique, on en vient à mettre en question le
principe d'identité de Leibniz et à se demander si véritablement la
capitale du Guatemala est la capitale du Guatemala — ou si elle ne
serait pas, par exemple, celle du Honduras.
L'appareil de
Golgi, avec ses dictyosomes et ses saccules, est le lieu de passage
dans lequel les protéines et les lipides fabriqués dans le réticulum
endoplasmique subissent les transformations nécessaires à leur action.
Comme tous les lieux de passage, il est imprégné de cette sorte
d'angoisse intérieure que produit une pérégrination étouffante. Le
peintre et sculpteur Alberto Giacometti a-t-il connu de première main
cette détresse née du séjour dans un appareil de Golgi ? À voir ses
œuvres, on le jurerait.
Étrangement,
l'existence humaine possède un certain nombre de points communs avec le
film de Zapruder. Les deux débutent par un plan montrant des policiers
d'escorte à moto ; les deux se terminent avec la voiture qui disparaît
sous le pont ferroviaire. Mais il y a aussi quelques différences, il
serait vain de le nier.
Quand Adorno
prétend que les déterminations catégorielles d'un objet ne sont pas le
produit de la subjectivité transcendantale (comme chez Kant), mais des
propriétés intrinsèques de l'objet lui-même, il faut se retenir pour ne
pas le « maraver ».
Dans le roman
de William Faulkner intitulé Si je t'oublie Jérusalem, le personnage
principal, Harry, dit qu'entre le chagrin et le néant, il choisit le
chagrin. Nous en prenons bonne note.
L'hypothèse
émise par Bergson que la matière inerte est douée d'une conscience
minimale stupéfia ses collègues philosophes et le fit même soupçonner de « fumer de la weed ».
Ce tam o'
shanta dont parle Perec... Porté par un marin en chandail jaune vif...
Il nous aura poursuivi. Peut-être pas à mobylette, mais il nous aura
poursuivi.
C'est
l'Arioste qui ne sait pas quoi offrir au Tasse pour son anniversaire. Et
alors il y a l'Arétin qui dit à l'Arioste : « T'as qu'à lui offrir un
mug. » Mais l'Arioste n'est pas chaud car il pense que le Tasse en a déjà
plein.
Sans se
prendre pour le poëte Fernando Pessoa — « Ô roues, ô engrenages,
r-r-r-r-r-r-r éternel ! Violent spasme retenu des mécanismes en
furie ! » —, on sent que la tristesse est comme le pain d'épice, mais
on est incapable d'expliquer pourquoi. La spongiosité ? L'arrière-goût
de cannelle, de muscade et de clou de girofle ?