mercredi 16 mai 2018

Les inconnus dans la maison (Georges Simenon)


— Allô ! Rogissart ?
Le procureur de la République était debout, en chemise, près du lit d'où émergeait le regard étonné de sa femme. Il avait froid, surtout aux pieds, car il s'était levé si soudainement qu'il n'avait pas trouvé ses pantoufles.
— Qui est à l'appareil ?
Il fronça les sourcils, répéta à l'intention de sa femme :
— Loursat ? C'est vous, Hector ?
Et sa femme, intriguée, repoussait la couverture, tendait un long bras trop blanc vers le second écouteur.
— Qu'est-ce que vous dites ?
La voix de l'avocat Loursat, lequel était cousin germain de la femme du procureur, énonçait calmement :
— Écoutez, hein. Je suis le philosophe Henri Bergson. Il me paraît vraisemblable que la conscience, originellement immanente à tout ce qui vit, s'endort là où il n'y a plus de mouvement spontané, et s'exalte quand la vie appuie vers l'activité libre. Chacun de nous a d'ailleurs pu vérifier cette loi sur lui-même. Qu'arrive-t-il quand une de nos actions cesse d'être spontanée pour devenir automatique ? La conscience s'en retire. Alors attention, hein !
— Mais... Mais... De quoi s'agit-il ?
Écoutez, ne faites pas l'imbécile. Dans l'apprentissage d'un exercice, par exemple, nous commençons par être conscients de chacun des mouvements que nous exécutons, parce qu'il vient de nous, parce qu'il résulte d'une décision et implique un choix, puis, à mesure que ces mouvements s'enchaînent davantage entre eux et se déterminent plus mécaniquement les uns les autres, nous dispensant ainsi de nous décider et de choisir, la conscience que nous en avons diminue et disparaît. Alors ? Qu'est-ce que vous dites de ça ?
Quand le procureur raccrocha, Laurence Rogissart qui détestait son cousin laissa tomber :
— Il est encore ivre !


(Maurice Cucq, Georges Sim et le Dasein)

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