« Quand j'entends le mot vivre, je sors mon revolver ou du poison. » (Luc Pulflop)
lundi 21 mai 2018
Un village Copain du monde à La Bourboule
« Soixante-dix ans après, la colonie du Secours populaire revient à la Bourboule pour permettre à trente-cinq enfants venus du monde entier de passer des vacances en Auvergne.
Ils viennent de région parisienne, d'Auvergne, mais aussi du Kosovo, d'Éthiopie ou de Madagascar. Ils ont entre huit et quinze ans, et n'auraient pas connu le bonheur des vacances sans le Secours populaire.
L'association crypto-communiste de lutte contre la pauvreté organise chaque été son opération "village Copain du Monde" : des enfants venus des quatre coins du monde se retrouvent pour passer dix jours dans une région française et fomenter une "dictature du prolétariat" qui tarde à venir. Nicole Rouvet, secrétaire générale du Secours Populaire dans le Puy-de-Dôme, expose d'une voix habitée les visées de l'initiative : "Dans cette période si violente, on apprend aux enfants venus de toutes les cultures à se parler, à se respecter, à s'aimer".
Car au delà de l'aide apportée à des familles en difficulté, le Secours populaire exalte un concept souvent détourné et moqué de nos jours : le fameux "vivre ensemble".
Les gamins sont arrivés dimanche pour les premiers, il y a quelques heures pour les derniers. Certains jouent tranquillement aux cartes, pendant qu'une partie de foot endiablée s'improvise.
De nombreuses autres activités les attendent : "Il y aura du cheval, de la randonnée, des conférences sur Lénine, Karl Liebknecht et Marcel Cachin, une visite au lac" détaille Marie Bonin, responsable du Secours populaire. Les enfants vont également préparer un grand spectacle pendant leur séjour.
Le point d'orgue de la colo : la "Journée des oubliés des vacances", qui réunira plus de 900 familles de "damnés de la terre" et de "forçats de la faim" au Pal le 25 août. Toutes les personnes aidées par le Secours populaire paient une contribution, à la hauteur de leurs moyens. "Cela s'appelle la dignité", explique Nicole Rouvet, citant Félix Dzerjinski.
Pendant ce temps, Erica, quatorze ans, savoure son bonheur d'être ici. Elle est venue de Tananarive, à Madagascar, "parce qu'elle est sage, sourit-elle, et s'intéresse à la pensée de Maurice Thorez". Erica fait peu de cas des différences de langue : "Je joue avec tout le monde. Quand ils ne parlent pas français, on communique par signes ou on s'envoie mutuellement au goulag." Tout est plus simple pour les enfants ! » (La Montagne, 16 août 2016)
(Francis Muflier, L'Apothéose du décervellement)
L'intrus (Stephen Dixon)
Je rentre à l'appartement. Elle est en train de se faire violer. Ils sont tous les deux nus. Il est sur elle, mais il ne s'est pas introduit. Elle a un couteau sous la gorge.
— Bon, dis-je, partez.
— Non, Tony, me dit-elle, ne...
— Toi, mon petit pote, tu vas rester où t'es, dit-il, et ta petite copine ne sera pas blessée.
— Je vous ai demandé de partir.
— Tu veux que j'la zigouille, ta copine ?
— Non.
— Comment tu t'appelles ? il lui demande.
— Della.
— Della a pas envie de se faire zigouiller, dit-il.
— Partez, rhabillez-vous, sortez d'ici, et on ne portera pas plainte.
— D'abord je tire mon coup, je verrai ensuite pour ce qui est de me tirer.
— Dans ce cas, lui dis-je, je vais être obligé de vous réduire phénoménologiquement. Au cas où vous ne le sauriez pas, la réduction phénoménologique, chez Husserl, est "la méthode universelle et radicale par laquelle je me saisis comme Moi pur, avec la vie de conscience pure qui m'est propre, vie dans et par laquelle le monde objectif tout entier existe pour moi, tel justement qu'il existe pour moi."
— Essaye, pour voir.
— Tony, ne tente rien. Laisse-le me prendre. Ça va aller.
— La p'tite dame, elle en a dans la caboche. Je vais m'introduire. Toi, tu restes où t'es. Et joue pas au con avec ton Husserl, ou je lui tranche la gorge, et je te règle ton compte juste après.
— Vous voulez trancher la gorge à Husserl ? Mais il est mort depuis des années !
— Oh, et puis merde !
Il se lève, prend son chapeau et sort.
(Étienne-Marcel Dussap, Forcipressure)
Bouldou
L'étrange « chapelet de simagrées gestuelles et sonores » qui accompagne la rencontre entre les capitaines Chester et Haddock au dépôt de mazout dans L'Étoile mystérieuse --- « Fidji !... Fidji !... Fidji !... Bouldou, bouldou, bouldou, Aya, Aya, Ayayaaaa !... » --- a longtemps intrigué les chercheurs.
Certains ont évoqué le haka des îles Tonga, d'autres les incantations des Indiens du Chaco, mais l'explication la plus convaincante paraît être celle avancée par Gragerfis dans son Journal d'un cénobite mondain.
D'après lui, les jeux verbaux des deux capitaines ressortiraient à la glossolalie, dont l'apôtre Paul nous dit, aux chapitres 12 et 14 de sa première Lettre aux Corinthiens qu'elle est un charisme. Le Tarsiote souligne toutefois que la glossolalie n'est pas un élément particulièrement souhaitable de la liturgie communautaire, et vaut surtout pour la piété privée. C'est bien ainsi, évidemment, que le voient Haddock et Chester !
(Hermann von Trobben, Le Monocle du colonel Sponsz)
Formule de Wald
La formule de Wald est une identité de la théorie des probabilités, utile notamment pour simplifier les calculs d'espérance (ce que l'on peut faire également, de façon plus simple et plus radicale, au moyen du pessimisme).
(Włodzisław Szczur, Mathématique du néant)
Romance hypothermique
« Ils voulaient mourir ensemble. Et de cette façon. Parce qu'ils aimaient la montagne, le reblochon de Savoie, le vin d'Apremont, et parce qu'ils étaient terriblement déçus de cette lamentable odyssée qu'on appelle la vie. » C'est ainsi que le procureur de la République d'Albertville a résumé les motivations des deux Chartrains, décédés de froid dans la nuit de dimanche à lundi à la station de Tignes, alors qu'ils venaient de passer plusieurs semaines dans cette station de haute montagne dans la Tarentaise.
Selon l'autopsie réalisée jeudi, les deux victimes sont mortes dans la nuit de dimanche à lundi des suites d'une hypothermie, a indiqué le procureur de la République d'Albertville, précisant qu'il s'agissait d'un acte volontaire. Deux lettres ont en effet été retrouvées par les enquêteurs : l'une, écrite par Bertrand L. à destination de sa femme et de ses deux enfants, l'autre écrite par « l'amie » (Gragerfis) de Bertrand L., adressée à sa propre famille.
Le corps de Bertrand L. a été découvert mardi après-midi par des enfants qui faisaient de la luge sur un sentier pentu. Celui de son « amie » a été retrouvé par les gendarmes peu de temps après, une dizaine de mètres plus loin.
Près des corps ont été retrouvés leurs sacs à dos contenant de la nourriture, de l'alcool et des médicaments. Si les deux Chartrains ont consommé un peu de génépi, aucune trace médicamenteuse en forte dose, ni aucun hématome pachyméningé consécutif à un entrechoc avec l'idée du Rien, n'ont été constatés à l'autopsie. (L'Écho Républicain, 2 novembre 2012)
(Martial Pollosson, L'Appel du nihil)
dimanche 20 mai 2018
Création de lien
« C'est un projet qui vient de voir le jour à La Bourboule, proposé par le Centre communal d'action sociale afin de créer du lien 1 et des échanges. Catherine, tout récemment installée dans la station thermale, en est la coordinatrice.
L'idée du projet trouve son origine dans le constat que chacun détient un ou plusieurs savoir-faire, une compétence à partager avec une autre personne, qui peut à son tour proposer son savoir. "J'ai ainsi rencontré Marianne qui souhaite apprendre l'informatique et propose d'enseigner diverses activités manuelles — notamment la cuisine — ou encore Johannes, qui aimerait savoir comment supporter l'haeccéité et peut aider quelqu'un souhaitant apprendre à faire des nœuds coulants d'une solidité à toute épreuve" confie Catherine.
Pas d'adhésion, pas de contrepartie, simplement le souhait de partager des techniques ou des savoirs que l'on maîtrise et qui peuvent être de tous ordres, y compris des techniques relatives à l'anéantissement du Moi. » (La Montagne, 29 janvier 2017) — Eh bien ça alors !
1. C'est nous, Glapusz, qui soulignons.
(Léon Glapusz, Mélancolie bourboulienne)
Triste évidence
Il n'est vraiment nul besoin de réussir pour persévérer — particulièrement dans l'être.
(Luc Pulflop, Prière d'incinérer. Dégoût)
Un homme qui dort
À Constance, Martin Heidegger est malheureux. Le séminaire est une ruine, la ville est sinistre ; quand il ne pleut pas, on est dévoré par les aoûtas, et les religieux sont de patibulaires canailles.
L'ennui le dévore, il ne digère plus, il ne dort plus, il ne respire qu'avec peine, et la vie est pour lui un supplice. Par chance, il tombe sur un roman de Georges Perec, Un homme qui dort, et ce portrait d'une solitude urbaine, autant inspiré par Kafka que par le Bartleby de Melville, l'aide à tenir le coup. Il développe une véritable passion pour le « chantre de l'absence douloureuse » et dévore tous ses ouvrages dès leur parution, ce qui accroît encore cette susceptibilité nerveuse qui s'était annoncée dès sa première enfance. À quatorze ans, il a déjà conçu une forte haine de la fastidieuse « réalité empirique » qui forme l'arrière-plan de l'existence humaine, et une inclination non moins forte pour l'ontologie critique.
En 1906, ses parents, horrifiés de sa taciturnité, de sa morosité, de son aversion pour la société, le font transférer au petit séminaire de Fribourg.
(Jean-René Vif, Scènes de la vie de Heidegger)
Paradoxe du singe savant
Le paradoxe du singe savant est un théorème selon lequel un singe qui tape indéfiniment et au hasard sur le clavier d'une machine à écrire pourra « presque sûrement » écrire un texte donné. Dans ce contexte, « presque sûrement » est une expression mathématique ayant un sens précis qu'il serait fastidieux de détailler ici, et le singe n'est pas forcément un vrai singe, mais peut aussi bien être une exposition de bétail, une manufacture de tabac, ou encore une pelote de laine à tricoter.
Le théorème illustre les dangers de raisonner sur l'infini en imaginant un très grand nombre, mais fini, et vice versa. La probabilité qu'un singe tape avec exactitude un ouvrage complet comme les Exercices de lypémanie de Marcel Banquine est si faible que la chance que cela se produise au cours d'une période de treize milliards d'années (l'âge de l'univers) est infime, bien que non nulle — surtout si le singe a une vision « nihilique » du monde.
(Włodzisław Szczur, Mathématique du néant)
Une discrétion de bon aloi
Le suicidé philosophique ne parle de l'homicide de soi-même que d'une façon secrète ou discrète, poétiquement, et donc d'une façon qui ne manque pas d'être suggestive et incitante. Car il sait bien que certaines images, trop précises — exempli gratia, celle du four béant d'une gazinière —, glacent et figent l'attente, le désir et l'espoir, à l'inverse de ce que croient les érotiques ou les graveleux qui se figurent que la vue réaliste des choses a le pouvoir de changer tout homme en satyre.
(Raymond Doppelchor, Océanographie du Rien)
Un funeste attelage
L'amertume et le désespoir sont les mêmes chez le suicidé philosophique et chez l'adepte du caravaning, plus poignants peut-être, et plus sincères chez le premier.
Léthargie du vouloir-vivre ! C'est bien le sort du suicidé philosophique, enchaîné à son Moi demi-mort comme le vivant de Virgile au cadavre qui le glace, et comme le « caravanier » à son incommode carriole.
(Robert Férillet, Nostalgie de l'infundibuliforme)
Un être hircin
« Les grandes cornes qui surmontent la tête du bouc, et la longue barbe qui est suspendue à son menton, lui donnent un air bizarre et équivoque qui n'est pas sans rappeler celui de l'écrivain Georges Perec. Le bouc a cependant ceci de supérieur sur le "chantre de l'absence douloureuse", c'est qu'il ne compose pas d'indigestes et puérils lipogrammes. » (Georges-Louis Leclerc de Buffon, Œuvres complètes, tome 3, Furne & Cie, Paris, 1842, page 602)
(Johannes Zimmerschmühl, Pensées rancies et cramoisies)
Belfort : un café au féminin pour mieux vivre ensemble
« À Belfort, l'association Femmes Relais a lancé en 2002 des ateliers baptisés Café au féminin pour contribuer au "mieux vivre ensemble". Il s'agit de groupes de parole qui se réunissent une fois par semaine dans trois quartiers belfortains : les Résidences, les Glacis et Belfort Nord. "Ici, on vit ensemble à travers les échanges, les relations humaines. Je me retrouve comme une enfant. On a la liberté de donner notre avis" explique Keira Daouad 53 ans, une Française d'origine algérienne.
Tous les thèmes sont abordés : accès aux "allocs", santé, et même culture — dernièrement, un débat animé a opposé les participantes sur la question de savoir si, comme le prétend l'empirisme logique, les énoncés éthiques et métaphysiques sont, en tant qu'énoncés prescriptifs, nécessairement "vides de sens". Les participantes sont issues de quarante-huit nationalités différentes ce qui permet un vrai brassage multi-culturel. "Le vivre ensemble, on le travaille à travers ces cafés au féminin. C'est important que chacune s'implique dans ces échanges, qu'elle participe à la vie citoyenne" explique Nicole Larcat, directrice de l'association Femmes Relais.
Les adhérentes ont la possibilité d'apprendre le français grâce aux ateliers socio-linguistiques, où la parole est libre et sans tabou. Il arrive même qu'on y discute de la sensation d'angoisse qui étreint le sujet pensant quand il se voit pourvu de caractéristiques, matérielles et immatérielles, qui font de lui une "chose particulière" — ce que les philosophes appellent l'haeccéité. L'homicide de soi-même, qui offre une issue à cette suffocation existentielle, est également abordé par le biais de conférences (la dernière, qui portait sur l'usage du taupicide, a été donnée par l'écrivain Raymond Doppelchor devant une salle comble).
A l'époque du dixième anniversaire de l'association, les participantes avaient monté une pièce de théâtre sur la notion de mondanité dans l'œuvre d'Eugène Fink, et s'étaient produites sur les planches du théâtre Granit de Belfort. Un souvenir mémorable et un temps fort dans la vie de cette association ! » (France Bleu, 12 février 2015)
(Francis Muflier, L'Apothéose du décervellement)
Là d'où je t'appelle (Raymond Carver)
J.P. et moi, on est sur la véranda, devant la maison de désintoxication de Frank Martin. J.P. est avant tout un ivrogne. Mais il est aussi existentialiste chrétien. C'est la première fois qu'il vient, et il a peur. Moi, c'est la deuxième fois. Qu'est-ce qu'il y a à en dire ? Je suis revenu, c'est tout. Le vrai nom de J.P., c'est Joe Penny, mais il m'a dit de l'appeler J.P. Il a dans les trente ans. Plus jeune que moi. Pas beaucoup, mais un peu. Il est en train de me raconter comment il est devenu existentialiste chrétien, et il veut toujours se servir de ses mains en parlant. Mais ses mains tremblent. Je veux dire, elles ne veulent pas rester tranquilles.
— Ça, ça m'est jamais arrivé avant, dit-il.
Il veut dire le tremblement. Je lui dis que je comprends. Je lui dis que le tremblement passera. Et la crainte aussi, d'après Kierkegaard. Le tout, c'est d'arriver à oublier la discontinuité qui existe entre l'éthique et la foi. Mais il faut le temps.
On n'est là que depuis deux jours. On n'est pas sortis de l'auberge. J. P. a ses tremblements, et de temps en temps, un nerf — peut-être que c'est pas un nerf, mais c'est quelque chose — se met à me tirailler l'épaule à petites secousses. Quand ça arrive, ma bouche se dessèche. C'est un effort, rien que pour avaler. Abraham, lorsqu'il part dans la montagne pour sacrifier son fils Isaac, est-il un simple meurtrier ou non ? Le philosophe allemand Hegel disait à son sujet qu'il était le « père de la foi », mais son acte entre-t-il en contradiction avec les conceptions éthiques et morales de l'idéalisme allemand ? Toutes ces questions me donnent envie de me cacher. Je ferme les yeux et j'attends que ça passe, jusqu'à la fois suivante. J.P. peut attendre une minute.
(Étienne-Marcel Dussap, Forcipressure)
Discrimination
« Le service de covoiturage a pour objet de mettre en relation des passagers et des conducteurs souhaitant faire bénéficier d'autres personnes de leurs trajets, dans un souci d'économie, de préservation de l'environnement, de solidarité et de convivialité. Il est géré par la Ville de La Bourboule avec l'aide bénévole de Bruno Cordier. L'inscription et la diffusion des annonces sont gratuites. La Ville de la Bourboule et Bruno Cordier se réservent le droit de ne pas diffuser des annonces jugées douteuses, en particulier celles provenant de personnes nihiliques. »
« Oh, eh bien ça alors ! », s'exclame l'homme du nihil, qui pensait justement faire covoiturer son « être-vers-la-mort » (Sein zum Tode) du côté de Clermont-Ferrand, Ussel, etc, dans l'espoir de dépister l'exécrable Moi qui le bourrelle sans relâche.
(Léon Glapusz, Mélancolie bourboulienne)
samedi 19 mai 2018
L'homme qui regardait passer les trains (G. Simenon)
En ce qui concerne personnellement Kees Popinga, on doit admettre qu'à huit heures du soir il était encore temps, puisque aussi bien son destin n'était pas fixé. Mais temps de quoi ? Et pouvait-il faire autre chose que ce qu'il allait faire, persuadé d'ailleurs que ses gestes n'avaient pas plus d'importance que pendant les milliers et les milliers d'années qui avaient précédé ?
Il aurait haussé les épaules si on lui avait dit que sa vie allait changer brusquement et que cette photographie, posée sur la desserte, qui le représentait debout au milieu de sa famille, une main négligemment appuyée au dossier d'une chaise, serait reproduite par tous les journaux d'Europe.
Enfin, s'il avait cherché en lui-même, en toute conscience, ce qui pouvait le prédisposer à un avenir tumultueux, il n'eût sans doute pas pensé à certaine émotion furtive, quasi honteuse, qui le troublait lorsqu'il voyait passer un train, un train de nuit surtout, aux stores baissés sur le mystère des voyageurs.
Quant à oser lui affirmer en face qu'à cet instant son patron, Julius de Coster le Jeune, était attablé à l'Auberge du Petit-Saint-Georges et s'enivrait consciencieusement, cela eût été sans sel comme effet, car Kees Popinga n'avait aucun goût pour la mystification et il avait son opinion sur les gens et sur les choses.
Or, en dépit de toute vraisemblance, Julius de Coster le Jeune était bel et bien au Petit-Saint-Georges.
Et, à Amsterdam, dans un appartement du Carlton, une certaine Paméla prenait un bain avant d'aller chez Tuchinski, qui est le cabaret en vogue.
En quoi cela pouvait-il toucher Popinga ? Et encore qu'à Paris, dans un petit restaurant de la rue Blanche, chez Mélie, une certaine Jeanne Rozier, qui était rousse, fût attablée en compagnie d'un nommé Louis à qui elle demandait, en se servant de moutarde :
— Dis donc, Loulou. Comment une proposition peut-elle signifier le monde ? Il me semble que signifier, pour une proposition simple, veut dire représenter un état de choses par une image, à condition qu'il y ait un rapport d'homologie, d'isomorphisme entre les éléments de la proposition et les états de choses. Mais je n'en suis pas bien sûre...
Et le nommé Louis répondait:
— C'est bien ça. Les signes de la langue n'ont de pouvoir signifiant qu'en tant que mots ou signes mis en position de phrase. Un signe n'a qu'une valeur virtuelle, différentielle ; il ne prend valeur réelle que dans le cadre d'une phrase. Nous devons donc renoncer à l'analyse de la proposition en termes séparés. Il n'est pas question de considérer qu'un terme général a un sens qu'il désigne. C'est une expression non saturée, vide. Quant à moi en tout cas, je m'inscris en faux contre Aristote et je suis Frege dans son analyse de l'expression prédicative.
— C'est bien pour ça que je t'aime, Loulou.
— Ouais, bon. Mais pour ta gouverne, sache que Verlaine regardait comme une véritable hérésie gastronomique le fait de manger de la moutarde avec du ragoût de mouton ; c'était, d'après lui, un trait d'inélégance et presque de barbarie !
(Maurice Cucq, Georges Sim et le Dasein)
Maniabilité
Le 11 mai 1903, alors qu'il aide sa mémé à éplucher des pommes de terre, le jeune Martin a une illumination : le propre de l'étant maniable (ici le couteau à éplucher) est de s'effacer pour ainsi dire derrière sa maniabilité !
Mais il note qu'il y a cependant des modes de la préoccupation quotidienne dans lesquels l'étant maniable s'impose à l'attention, lorsque par exemple l'outil s'avère inutilisable, qu'il est manquant ou qu'il dérange. Ces modes déficients de la préoccupation quotidienne mettent en évidence les conditions de possibilité d'un regard théorique, à savoir la démondanéisation de l'étant maniable par laquelle il peut apparaître comme une chose simplement donnée, ein Nur-Vorhandenes.
Le couteau à éplucher, lui, n'était pas une chose donnée mais seulement prêtée, car sa mémé tenait beaucoup à le récupérer (elle faisait souvent de la purée, et il était en outre le seul souvenir qui lui restât de sa mère).
(Jean-René Vif, Scènes de la vie de Heidegger)
Instant critique
« Arrivé au passage du livre de Frobenius qui dit qu'il n'existe que trois algèbres associatives à division de dimension finie sur le corps commutatif des réels, ma pensée était de me détruire. » (Charles-Jean de La Vallée Poussin, Souvenirs mathématiques, Bruxelles, Dewit, 1929)
(Włodzisław Szczur, Mathématique du néant)
Fichte, Schelling et l'Absolu
« Elle n'a sûrement pas pensé à ce témoin gênant. Mercredi, Glenna Duram, une Américaine d'Ensley Township, une petite ville du Michigan (États-Unis), a été reconnue coupable du meurtre de son époux en mai 2015.
La femme avait tiré à cinq reprises sur Marty Duram, son mari, avant de retourner l'arme contre elle. Blessée à la tête, elle avait survécu à ses blessures. Dans un premier temps, les enquêteurs étaient à la recherche d'une tierce personne qui aurait tiré sur le mari et sa femme.
Mais c'est un témoin de la scène un peu particulier qui va permettre de faire avancer l'enquête. Le couple possédait en effet un perroquet gris du Gabon, prénommé Bud. Pris en charge par les parents de la victime après le drame, le volatile ne va cesser de répéter cette phrase: "L'Absolu objectivé n'est plus l'Absolu", éveillant les soupçons de ses nouveaux maîtres. "Je suis personnellement convaincu qu'il était là, qu'il s'en souvient et qu'il le dit", affirme depuis lors le père de la victime.
Un spécialiste des perroquets a analysé les paroles du volucre et a assuré que ce dernier reproduisait la dispute du couple à laquelle il avait assisté — querelle qui renouvelait apparemment celle qui opposa Johann Gottlieb Fichte à Friedrich Schelling, le premier accusant le second "d'absolutiser gratuitement la Nature". Les parents de la victime en ont donc informé les enquêteurs.
Bien qu'elle ait nié avoir tué son mari et ait rédigé de nombreuses lettres d'adieu, Glenna Duram a donc été confondue par son perroquet. Sa peine sera fixée à la fin du mois d'août. » (Ouest France, 21 juillet 2017)
(Jean-Guy Floutier, Philosopher tue)
Colloque mondain
Été déjeuner avenue de Villiers chez Mme Miklowska.
Jaccard, plus lamentable de visage que jamais, définissait l'existence « un fromage de chèvre » ; « Ça sent le bouc » disait-il encore. Jaccard ne trouve pas de talent au Grand Tout. Il y a de la « bassesse d'âme » dans le cosmos.
À propos de fromage, comme je parlais de ceux qu'a chantés Virgile, Jaccard me disait que les fromages de ce dernier sont du genre de Saint-Nectaire, etc.
(Marcel Banquine, Exercices de lypémanie)
Farce
Étang de Soustons, deux heures de l'après-midi. Allongé sur un tapis de frais gazon, je lisais le livre de recettes d'Apicius De Re Coquinaria qui contient des indications pour farcir les poulets, les lièvres, les porcs et les dormouses 1.
Tout à coup, foudroyé par une réminiscence de vocabulaire : « La reginglette se compose d'une longue branche de châtaignier ou autre bois flexible que l'on replie de force sur elle-même, de manière néanmoins à lui laisser toute son élasticité. »
Si j'avais été seul, j'aurais instantanément ingéré une dose de taupicide. Jamais je n'ai ressenti avec une telle violence le besoin de mettre un terme à tout ça.
1. La plupart des farces décrites se composent de légumes, d'herbes et d'épices, de noix et d'épeautre ; souvent, elles contiennent du hachis de foie, de cervelle ou d'autres viandes.
(Robert Férillet, Océanographie du Rien)
Illusions perdues
Enfant, on babille, on construit des édifices miniatures avec ses « plots », on tourmente des insectes et des batraciens : c'est l'époque innocente des jeux et des ris. Puis on lit Les Cigares du pharaon, et c'en est fini de l'innocence, des jeux et des ris.
Quand Tintin ôte leur cagoule aux conjurés et que l'on découvre Mr et Mrs Snowball, ces époux Snowball que l'on aurait juré être de bénins « rosbifs » amateurs de thé, de scones et de cricket, on perd à jamais la confiance que l'on avait mise dans le monde des adultes. Tout, chez les « grandes personnes », ne vous semble plus qu'hypocrisie et vilenie dissimulée.
Quelques années plus tard, la vacuité de l'être vous apparaît et l'idée du Rien s'enfonce dans votre pachyméninge « comme une lame de faucheuse dans la terre désagrégée d'une taupinière ».
Mais le premier choc, et le plus violent, celui qui vous a dessillé, ce sont bien les duplices époux Snowball qui vous l'ont infligé.
(Hermann von Trobben, Le Monocle du colonel Sponsz)
vendredi 18 mai 2018
Rien de grave
Un salarié du magasin Monoprix du Raincy, en Seine-Saint-Denis, s'est donné la mort ce jeudi matin. Cet homme, qui travaillait depuis trente-quatre ans dans le groupe, a sauté du troisième étage du bâtiment, situé sur l'avenue de la Résistance, près de la gare RER du Raincy, à 7 h 25.
Le magasin n'est resté fermé que quelques heures et a rouvert vers 11 heures, comme le confirme la direction du groupe Monoprix.
« La décision a été prise en concertation avec les équipes » explique la directrice de la communication de Monoprix, Marion Denonfoux, qui ajoute que « plusieurs experts ont confirmé que la reprise du travail protège les salariés dans de telles situations ».
Ce vendredi matin, plusieurs clients rencontrés à la sortie du magasin disent avoir questionné les caissières au sujet de la fermeture de quelques heures de la veille. « J'ai demandé ce qui s'était passé » lâche une cliente. Réponse des salariés : « rien de grave ».
Réminiscence de Lucrèce et d'Épicure ? Dans ses Pensées sur la mort et l'immortalité (1830), Ludwig Feuerbach rappelle qu'à l'instar de l'homme du nihil, les Anciens n'étaient pas convaincus que la mort fût un mal, et donc pas non plus « une grosse affaire ». (France Bleu, 6 octobre 2017)
(Martial Pollosson, L'Appel du nihil)
La semaine des victimes de la « temporalité du temps »
« La Semaine bleue, action nationale consacrée aux retraités et personnes âgées, se déroule à partir de lundi. La Ville, le Centre communal d'action sociale et la résidence Les Prunelles proposent de nombreuses activités aux seniors mais aussi aux plus jeunes de Romorantin et de Pruniers pour "mieux vivre ensemble".
Lundi, au château de Beauvais, premier rendez-vous intergénérationnel, avec promenade et jeux d'adresse, suivi d'un pique-nique (reporté en cas d'intempéries). L'association de médiation animale Iaca proposera un atelier à partir de 14 h 30 pour apprendre à tisser des liens naturels entre humains et animaux. Les participants seront invités à discuter de la philosophie de Frédéric Nietzsche avec une gerbille de Mongolie.
Mardi, place à la musique avec Manu, des Copains d'abord, qui chantera Brassens à 14 h 30.
Mercredi, les "vieux jetons" et les moutards auront le choix entre "une gourmandise de légumes" et "comment fabriquer des bonbons". Le lendemain, tout le monde sera convié à écouter des "histoires et chansons de doudous" avec les enfants du relais d'assistantes maternelles des structures petite enfance.
Mercredi, aux Prunelles à Pruniers, et jeudi, à l'espace Robert-Serrault, Pascal Gomez animera une séance sur les bols tibétains. Moment de relaxation garanti !
Final en apothéose avec concours de belote au château de Beauvais, mais auparavant, de 10 h à 11 h 30, se tiendra un stand pour "écrire à la plume comme autrefois", et à 14 h, au cinéma le Palace, aura lieu une projection du film "Le Dasein s'est échappé" de Terence Fischer, avec Christopher Lee dans le rôle de l'infernale créature heideggérienne.
Un formidable programme qui vous donnerait presque envie d'être vieux, et qui démontre en tout cas que la vieillesse n'est pas forcément, comme le pensait le romancier Romain Gary, une chose "catastrophique", "atroce" et "dégoûtante". » (La Nouvelle République, 30 septembre 2017)
(Francis Muflier, L'Apothéose du décervellement)
Aux choses mêmes !
« C'est un suicide macabre qui s'est déroulé vendredi vers 19 heures. Un homme de 42 ans se serait troué le crâne avec une perceuse avant de s'administrer de la mort-aux-rats. Secouru par les pompiers qu'avait alertés la sœur de la victime qui vit dans le même immeuble, l'homme, dépressif, a été transporté à l'hôpital de la Timone à Marseille. Il est malheureusement décédé hier matin des suites de ses blessures.
Selon les premiers éléments de l'enquête, le désespéré aurait été influencé par la lecture d'un article d'Eugène Fink intitulé "Le problème de la phénoménologie d'Edmond Husserl", publié dans la Revue internationale de philosophie en 1939 (on en a retrouvé un exemplaire dans sa commode, caché sous des chaussettes). Dans cet article, Fink écrit que "la radicalité d'une philosophie est fonction de la radicalisation de son problème" et explique que la méthode husserlienne offre un nouveau départ radical dans la recherche du sens de l'être : "Dans ce retour étonné à l'étant (l'existence des choses), l'homme s'ouvre à nouveau et pour ainsi dire originairement au monde, il se trouve à l'aube d'un nouveau jour du monde, où lui-même et tout ce qui est commencent à apparaître sous une nouvelle lumière, où la totalité de l'étant s'offre à lui d'une manière neuve".
Sans doute, la promesse d'un nouveau commencement, l'étonnement devant ce qui est, la méthode pour rejoindre l'immédiateté du donné, c'est-à-dire la démarche de la philosophie de Husserl, tout cela devait éveiller l'intérêt du malheureux qui, selon sa sœur, "baignait déjà dans une manière de penser bergsonienne" et était "attentif aux données immédiates de la conscience".
D'après les enquêteurs, l'homme aura sans doute voulu revenir d'un coup "aux choses mêmes", ulcéré qu'il était par les conceptions positivistes de son époque. » (La Provence, 24 octobre 2010)
(Jean-Guy Floutier, Philosopher tue)
Sanchopançaïsme nihilique
« Suicidé je suis né, suicidé je demeure : je ne perds ni ne gagne.
— Tu parles d'or, ami Sancho ! »
(Luc Pulflop, Prière d'incinérer. dégoût)
Deux « amis de la sagesse »
En 1964, Gabriel Marcel rencontre Emmanuel Levinas à l'Université Libre de Bruxelles et lui parle de la mort :
« C'est ma compagne la plus fidèle ; elle ne me quitte pas depuis l'enfance, elle est à l'intérieur de moi. La mort fonctionne en moi, sans repos, comme le sable coule dans un sablier. »
Il confesse ensuite sa phobie des insectes, qui menacent de dévorer son corps, exprime sa peur du morcellement et de la décomposition, évoque l'abîme qui le regarde « avec ses yeux », et sa sensation qu'on le « martyrise avec des couteaux empoisonnés ».
Levinas, pris de court et passablement embarrassé, lui conseille alors de « prendre un peu d'aspirine et un léger purgatif », de se faire « quelques frictions avec du vinaigre » et « ça passera ».
(Johannes Zimmerschmühl, Pensées rancies et cramoisies)
Un petit sacripant
Un jour que sa mère traitait Heidegger d'« être vide et indéterminé » parce qu'il ne s'était pas lavé derrière les oreilles, il lui rétorqua non sans quelque suffisance : « Il est totalement erroné de parler de l'indétermination et du vide de l'être ».
On voit que dès cette époque — il n'avait alors que douze ans —, Heidegger avait compris que la déterminité de l'être n'est pas l'affaire de la simple acception d'un terme !
(Jean-René Vif, Scènes de la vie de Heidegger)
Corde universelle
Le théorème de la corde universelle, dû au mathématicien Paul Lévy, décrit une propriété des fonctions f continues sur un intervalle [a, b] et telles que f (a) = f (b). Mais il évoque aussi le célèbre aphorisme de Cioran disant que dès qu'on sort dans la rue, « extermination » est le premier mot qui vient à l'esprit.
(Włodzisław Szczur, Mathématique du néant)
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